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jeudi 28 mars 2019

Description de Tinos en 1809


Je viens de découvrir une rareté dans la bibliothèque numérique de Google : le livre de Marc-Philippe Zallonis, Voyage à Tine, l'une des îles de l'archipel de la Grèce, suivi d'un traité de l'asthme, édité à Paris en 1809 chez Arthus Bertrand.
L'auteur est né à Krokos, village de Tinos, en 1782. Envoyé à Paris pour étudier la médecine en 1801, il est reçu docteur en 1809 et deviendra médecin officiel du grand vizir à Constantinople.
Son livre décrit Tinos à l'époque ottomane : c'est un précieux témoignage signé d'un homme des Lumières, pionnier d'une médecine scientifique et attentif aux conditions sanitaires des populations.
Ainsi que l'ai fait pour les oeuvres de Choiseul-Gouffier et de Tournefort je vais reproduire certains passages du Voyage à Tine et les commenter.




Les institutions politiques de Tinos sous les Ottomans

Tine passa en 1714 sous la domination de l'Empire ottoman et le grand seigneur (1) la donna comme fief à Velli Effendi Zadé (2). Néanmoins les habitants sont encore autonomes... c'est à dire qu'ils se gouvernent par leurs propres lois. Ils choisissent parmi eux un tribunal d'où sont tirés tous les deux ans deux primats ou "proestis" chargés de l'administration du pays et qui ont au dessous d'eux des administrateurs subalternes appelés "épitropes".... Les primats sont obligés de tenir prêt tous les ans le tribut que l'île paye annuellement au gouvernement turc et qui est de 60 000 à 70 000 francs.
Quelque temps avant l'époque où le tribut doit être livré les proestis ordonnent aux "protogeris" ou chefs de villages de préparer les sommes que leurs villages doivent payer pour l'année. Chaque protogeros rassemble les habitants de son arrondissement et c'est dans cet espèce de conseil que les particuliers sont imposés suivant leur fortune. On est taxé à tant par tête, tant pour une ruche d'abeilles, une chèvre, un cheval, un colombier. Les primats sont généralement obéis et respectés. Quelquefois il faut user d'une plus grande rigueur qui presque toujours irrite les habitants et les porte à la révolte...L'insurrection s'annonce par le son du tocsin... Afin de punir les insurgés le gouvernement turc envoie un "vaivode" ou espèce de fermier qui en payant d'avance la moitié du tribut acquiert le droit de percevoir ou plutôt de rançonner sans pitié les malheureux habitants. Il fait ordinairement sa résidence à Kambos....Il amène avec lui plusieurs Turcs dont il se sert pour inspecter la récolte des paysans... On s'aperçoit enfin combien le gouvernement turc a été terrible dans sa colère lorsqu'il a envoyé cette sangsue altérée, cette harpie pour exécuter ses vengeances.... Tine a été dans tous les temps exempte de droits de douane.

Les Ottomans en prenant Tinos n'entendaient pas l'administrer; ils voulaient faire de l'Egée un lac turc et prélever des richesses. L'auto-administration de l'île leur convenait parfaitement pour peu que le tribut, signe de soumission et impôt à la fois, fut payé. 

Tinos était exempte de droits de douane, contrairement à ce qui avait cours sous la domination vénitienne; cette particularité fait de l'île un zone franche et explique en partie sa prospérité au 18e siècle. 



Villes et villages

San Nicolo, sur la côte occidentale de l'île... est une ville qui est le principal abord de l'île et le lieu du commerce. C'est la résidence de l'archevêque grec, du proesti, de l'épitrope, des consuls et des négociants. L'église latine est dédiée à saint Nicolas. Celle des Grecs, appelée Métropoli, est très belle et richement ornée. Elle a un superbe clocher très élevé et bâti tout en marbre blanc poli... Les maisons de San Nicolo sont assez bien bâties et ne manquent pas d'élégance mais ses rues comme celles de toutes les villes du Levant manquent de symétrie. Devant le port est une place publique nommée Balanza où l'on décharge les marchandises. Les magasins des marchands sont bâtis autour de cette place. A strictement parler San Nicolo a une rade et non un port, mais à une demi lieue au sud, au delà d'une pointe où tournent des moulins (3), il y a un beau port appelé Saint-Jean... Il peut contenir plusieurs bâtiments et les met tout à fait à l'abri des vents qui viennent du côté de la Tramontane (3).En sortant de la ville du côté du nord, par un endroit nommé Camares, on trouve un petit ruisseau qui se jette dans la rade et un couvent de Récolets. En suivant du même côté le bord de la mer on arrive en un quart d'heure au lazaret (4)....

A environ une heure et demie de marche de San Nicolo, dans l'intérieur de la montagne la plus élevée de l'île, est situé le Bourg (il Borgo), qui était autrefois une place forte, mais moins par l'art que par la nature. Aujourd'hui les fortifications sont détruites et le Borgo complètement abandonné... Au dessous de il Borgo... sur la pente de la montagne est l'Exomborgos ou le faubourg qui est aujourd'hui le lieu habité. Dans le temps de la domination vénitienne ce lieu était le séjour ordinaire des nobles et des riches lorsque l'on était en paix avec les Turcs, pendant la guerre ils se réfugiaient dans la forteresse du Bourg. Il y a dans ce faubourg plusieurs maisons d'une très belle architecture, mais la plupart tombent en ruine ou ne sont pas habitées. Cependant au milieu de ces débris on rencontre d'anciennes familles nobles qui gouvernaient la pays avec les Vénitiens... L'Exomborgos est aussi la demeure du vicaire latin de cette île. On y voit trois belles églises; les trois-quarts des habitants sont catholiques...
De l'Exomborgos à Xinara on compte une demi heure de marche... Ce village qui est très fort est situé sur la pente de la montagne du Borgo... C'est dans cette partie que réside l'évêque latin. On y trouve le collège et deux églises, celle de saint Nicolas et l'épiscopale. Tous les habitants sont catholiques.
A un quart de lieue de Xinara, en descendant, on arrive à Loutra; ce village abonde en fruits et son terroir parfaitement bien arrosé est très fertile. Il ne s'y trouve pas de bains, bien que son nom semble l'indiquer (5). Les habitants qui sont tous catholiques y ont une grande et belle église.
De Loutra on va en dix minutes à Kroko, village peu considérable. C'est la patrie de l'auteur. La religion catholique est la seule qu'on y professe... Le village de Sikhalado, situé au sommet d'une montagne se trouve à cinq minutes de chemin de Kroko. Les habitants en sont catholiques. Au dessus du village ... il y a deux moulins à vent qu'on appelle moulins de Riseri.
De Sikhalado on va en un quart d'heure à Vollakos, village bâti dans les rochers, au milieu d'un terrain qui n'est pas susceptible de culture. Les habitants sont catholiques. Ils n'ont pas d'autre occupation que de faire des paniers. Le village de Koumaros est à dix minutes de l'Exomborgos. Il est situé sur la pente de la montagne entre d'affreux rochers... Les habitants en sont catholiques. C'est de ce lieu que sort le premier ruisseau de la rivière de Lazaro. Il est joint presque à son origine par le ruisseau qui sort près d'une église appelée Spiliotissa ou Notre-Dame de la Grotte.

En 1809 San Nicolo, l'actuelle ville de Tinos, a remplacé Exombourgo en tant que capitale. Exombourgo tombe en ruine et si l'on y rencontre encore de nobles personnages, sans doute grands propriétaires fonciers, ces derniers ont perdu la partie contre la bourgeoisie marchande du port qui jouit de franchises inconnues à l'époque vénitienne.
Je me suis borné à reproduire la description des villages du centre de l'île : Xynara, sa cathédrale et son palais épiscopal devenu mairie, Loutra et son riche terroir, Skalados et ses moulins, Volax et ses paniers. En fait on reconnait Tinos plus de 200 ans après !


Agriculture et produits de Tinos

On y recueille plusieurs espèces d'oranges et de citrons, du miel, de la cire, toutes sortes de fruits produits par les arbres à tiges rampantes, des légumes, des prunes, des noix, des figues, des raisins, des vins de toutes sortes, des aulx, des mûres mais point de pommes. On y fait des fromages mous, très peu d'huile, de l'eau-de-vie tirée des raisins, quelquefois des figues et des mûres noires...
La soie serait un des grands revenus de l'île si les habitants étaient plus instruits dans l'art d'élever les vers à soie.. (6). Les terres les mieux entretenues et les mieux cultivées peuvent donner dans une année fertile pour 10 kg de semence 90 à 100 kg d'orge, 70 à 80 de blé... et année commune 60 à 70 kg d'orge et 40 à 50 de blé. Ce faible produit suffisant à peine à nourrir les habitants pendant 4 ou 5 mois on est obligé d'aller chercher du blé et de l'orge en Asie ou en Grèce. De là il résulte un monopole odieux sur ces denrées qui sont vendues aux pauvres à un prix excessif... Les terres sont labourées avec l'araire ou aletro; c'est le seul procédé possible les terres étant morcelées... d'ailleurs le sol inégal et raboteux ne saurait admettre la charrue. On se sert toujours de boeufs  pour le labourage. Ils sont attelés à l'araire par un joug ou zigos fixé en avant des épaules et non aux cornes comme en France... Pour disposer la terre à recevoir le blé ou l'orge on la laisse reposer une année, mais ce repos n'est pas absolu, on sème alors des haricots et des pois chiches. Quelque temps avant d'ensemencer on fume les terres. L'engrais qu'on emploie de préférence pour celles qui sont naturellement ingrates se tire des pigeonniers. Bientôt on laboure... c'est après les pluies que se font les semences. On moissonne dans le mois de mai ou en juin.
Le figuier est de tous les arbres de l'île qui s'y trouve en plus grande quantité...On laisse tomber les figues qui doivent être conservées pour la consommation de l'année... Pour achever de les sécher on les expose au soleil, ensuite on les met dans des grands vases de terre en les entassant.
Les vignes sont plantées dans les endroits pierreux... leurs branches sont d'une longueur si démesurée que celles d'un seul cep occupent quelquefois une circonférence de de 80 à 100 pieds. Elles s'étendent alors horizontalement... Cette position des branches est loin de nuire au fruit, elle met la vigne à l'abri des vents...

Les amateurs auront reconnu le populaire raki dans cette eau-de-vie de raisin ! La sériciculture était en effet importante à Tinos, ainsi que le pointent tous les auteurs. Il faut mettre cette industrie en rapport avec les nombreux mûriers que l'on rencontre encore sur l'île et qui n'a pas vu, en août, les figues sécher sur les toits en terrasse ? Les faibles rendements céréaliers, l'assolement biennal tempéré par la culture de légumineuses expliquent  la difficile situation d'une île de plus de 20 000 habitants où la disette n'est pas inconnue...Et la mise en culture de la moindre bande de terre. Comme l'écrit Cornélius Castoriadis, Tinos est une île faite à la main. Quant aux vignes, si l'on excepte celles que cultivent dans l'île de rares vignerons à la recherche de la qualité, elles courent toujours à terre perpendiculairement aux restanques et donnent un vin de qualité très irrégulière.


La maison tiniote

Dans toute l'île on ne voir ni chaumière ni cabane; les maisons sont en pierre et assez bien construites, elles sont composées d'un rez-de-chaussée et d'un premier étage. Le rez-de-chaussée est divisé en 2 parties dont l'une appelée kiela et ayant vue sur la rue reçoit les immondices du dedans et du dehors; on y élève des pourceaux et elle contient le poulailler. En entrant dans les villages... l'oeil est désagréablement affecté lorsqu'il aperçoit de tous côtés ces étables à cochons d'où s'exhalent des vapeurs fétides qui infectent l'air. La seconde partie, appelée katogi , est séparée par un mur : elle sert à la fois de cellier et de magasin. C'est là que sont déposés de grands vases de terre destinés à conserver le blé, le vin, les figues... Le premier étage est réservé pour le logement... Les maisons des Tiniens ont toujours au dessus du magasin un salon qui sert de lieu de réunion et dont les meubles consistent en un petit sopha, une grande table de noyer qui peut tenir une douzaine de personnes et plusieurs chaises qui occupent les coins de l'appartement. on place aussi dans le salon de grandes caisses de 8 à 10 pieds de long... où sont renfermés les vêtements; sur les murailles nues se voient des tableaux et des images qui représentent le plus souvent des saints... Le dessus des maisons est construit en terrasse sur lesquelles et tout autour on plante du safran. Chaque maison a au premier étage un balcon très large et au rez-de-chaussée une cour.

La description de la maison tiniote reste valable de nos jours. Tout au plus a-t-on supprimé le keli et ses cochons et souvent installé une salle de bains et des toilettes sur ce que l'auteur nomme le balcon... Bien sûr les toits couverts de crocus ont disparu au profit de dalles de béton armé bien pentées, beaucoup plus étanches. Mais l'esprit reste identique.


Les moulins

Sur presque toutes les hauteurs de Tine on trouve des moulins à vent construits en pierre et dans la forme de tours rondes. Le dôme seul peut tourner. Ils ont huit ailes en bois garnies de leurs toiles... Les moulins à eau de la rivière de Lazaro et d'Aghapi ne sont pas estimés. Lorsqu'on y entre on croirait presque se trouver dans la sentine d'un vaisseau.


Notes
(1) Le grand seigneur est le sultan ottoman.
(2) Ce personnage est un ouléma, dignitaire religieux musulman.
(3) Si je comprends bien ce port abrité se trouvait à Agiali, contre le cap qui porte l'actuel monument commémorant le torpillage de l'Elli. Des moulins sont signalés là par Choiseul-Gouffier.
(4) Le lazaret est le lieu où les marins suspects de peste effectuaient la quarantaine.
(5) En effet Loutra signifie les bains.
(6) Ici Zallony contredit Choiseul-Gouffier et Tournefort qui insistent sur l'importance de la sériciculture, du filage et de la bonneterie de soie. Considérons aussi que l'importation de céréales venues de Grèce ou d'Asie devait être payée par une activité non agricole.








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