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jeudi 9 février 2017

Chora la petite capitale de Tinos

Si vous venez à Tinos par le ferry vous débarquerez forcément dans le port de la petite capitale de l'île, Chora.
Chora mérite autre chose que la réputation que lui font la plupart des guides touristiques des Cyclades qui insistent sur le pèlerinage de la Panagia et les boutiques de "bondieuseries" pas toujours de bon goût qui bordent la rue Evangélistria. C'est sévère ! Derrière les grands hôtels de béton construits pour les pèlerins qui enlaidissent le port, on trouve des ruelles charmantes où habitent et travaillent les Tiniotes. Ces ruelles ressemblent à celles de Myconos, l'authenticité en plus.

Un peu d'histoire

La ville actuelle s'est formée à partir de l'époque vénitienne autour des églises catholique de San Niccolo - c'est l'ancien nom de la ville - et orthodoxes de la Panagia Malamatenia et des Trois Hiérarques, et bien sûr autour de la plage où les caïques débarquaient des galères et des vaisseaux voyageurs et marchandises. A cette époque San Niccolo n'était que la modeste échelle de la capitale vénitienne d'Exombourgo et de sa forteresse où Tournefort comptait en 1701 500 maisons.



 La reddition puis le démantèlement de la forteresse en 1715 font tomber Tinos dans l'escarcelle des sultans, désormais maîtres de la totalité des Cyclades. L'événement inaugure plusieurs décennies de paix et de sécurité en mer Egée. Progressivement les habitants d'Exombourgo descendent vers la mer. La disparition de la tutelle vénitienne abolit la pratique de l'exclusif (toute marchandise devait passer par Venise). Le commerce peut se développer librement en direction des centres économiques de l'empire ottoman : Constantinople et Smyrne, l'industrie de la soie prend son essor, les navires de Marseille relâchent à Tinos qui verra s'installer les consuls des puissances maritimes d'Europe occidentale.

La révolution de 1821 - 1830, par laquelle la Grèce accède à l'indépendance, est marquée à Tinos par deux événements importants :
- l'installation à Chora de réfugiés grecs riches et entreprenants d'Asie mineure et des îles de Chios et de Psara;
- la découverte en 1823 d'une icône miraculeuse de la Vierge, attribuée à saint Luc en personne, entraîne la construction de la Panagia Evangelistria et l'institution du pèlerinage panhellénique de Tinos. La fondation du jeune Etat grec et l'invention de cette icône qui avait autrefois résisté à l'incendie allumé par les envahisseurs Arabes sont intimement liés. L'icône de Tinos prend une valeur patriotique.

Au 19e siècle Chora confirme son rôle commercial et  l'île développe les industries du marbre et du talc parallèlement à la sériciculture. Un véritable port doté de quais de pierre est substitué au môle vénitien en 1902. De belles maisons patriciennes, comme celle qui abrite la fondation culturelle, sont construites sur le front de mer et dans le nouveau quartier de Pallada. Plus tard, au 20e siècle, la ville se développera vers le sud dans la plaine que limite la plage d'Agios Phokas.

A voir à Chora

Naturellement une visite à la Panagia Evangélistria s'impose ! Dans l'église richement décorée je suis sensible aux ex-voto suspendus à la voûte : lampes ciselées, bateaux d'argent qui témoignent des miracles accomplis. Voir bien sûr l'icône elle-même, objet d'une intense piété populaire. On vient de toute la Grèce à Tinos pour elle.



Le musée archéologique renferme une immense jarre d'époque archaïque trouvée à Exombourgo qui représente la naissance d'Athéna, extraite toute armée du crâne de son père Zeus.
Et puis se balader dans les ruelles. Dans la rue Evangélistria il faut lever la tête pour goûter la beauté des maisons néoclassiques ; certaines portent encore le lion de saint Marc, emblème de Venise, ou des blasons latins prélevés dans les ruines d'Exombourgo. La vieille fontaine "turkish baroque" surmontée du buste du roi des Grecs Georges Premier est superbe. En montant, parmi les marchands d'objets de piété on distingue quelques bonnes boutiques d'icônes. Il règne là une ambiance de bazar balkanique et c'est charmant. L'église de san Niccolo est ornée de bas-reliefs sympathiques représentant le bon évêque de Myra, et aux 4 angles de son clocher elle porte des fleurs de lys, sans doute pour honorer les rois de France de la protection qu'ils accordèrent aux Latins d'orient depuis le seizième siècle. Tout à côté, c'est la vielle église orthodoxe de Malamaténia (la Vierge au ruban d'or).



De l'autre côté de l'avenue Megalochari on peut voir quelques maisons ottomanes à pans de bois et il ne faut pas rater le pélican Markos qui déploie ses ailes dans la boutique du poissonnier sur une petite place bordée de tavernes. Parfois il arrête toute circulation automobile et terrifie les enfants avec son grand bec et ses ailes immenses.



Laissons de côté le port des ferries. Après le café Koursaros commence le port de plaisance puis le port de pêche et sa petite criée (se lever tôt pour en profiter : il y a parfois des langoustes !). Le café Polymerion (mon préféré) occupe le rez-de-chaussée d'un immeuble néoclassique transformé en centre culturel.



On peut continuer jusqu'au chantier de réparation navale et monter sur la colline qui porte le monument commémoratif du torpillage du croiseur Elli par un sous-marin italien, le 15 août 1940.

lundi 11 janvier 2016

Ce qui ne va pas en Grèce

J'aime la Grèce au point d'y vivre et d'y travailler une partie de l'année. Et j'aime le peuple grec qui m'a donné de nombreux amis sincères et fidèles. Toutefois ma situation de semi-expatrié et la crise ouverte dans laquelle le pays est plongé depuis 2008 m'invitent à exprimer ce qui, à mon sens et vu de mon île de Tinos, ne fonctionne pas ou mal en Grèce. Je prendrai pour ce faire des exemples concrets, en racontant des faits où j'ai été personnellement acteur ou bien des situations dans lesquelles des proches se sont trouvés mêlés. Enfin j'organiserai mon propos autour de thèmes directeurs : conservatisme, chacun pour soi, refus de l'Etat, corruption, bureaucratie.

Conservatisme
Tinos vit de son pèlerinage célèbre, d'un peu de tourisme l'été, d'agriculture, surtout vivrière, et avant la crise la construction était une activité importante. Le rêve de beaucoup est le retour pur et simple aux années de prospérité 2000 - 2008, lorsque les maisonnettes poussaient comme des champignons à Porto ou à Triandaros ! Soyons réalistes : il faudra beaucoup de temps pour que le pouvoir d'achat des Athéniens soit restauré et qu'ils se remettent à acheter des maisons de week-end à Tinos. Il faudrait trouver de nouvelles voies de développement pour l'île : tourisme durable, promotion des excellents produits agricoles locaux, essai de nouveaux produits ou de nouvelles techniques. Malgré quelques initiatives (plantation de cépages nobles, essais de culture de capriers, d'aloès), ces voies restent très peu explorées. Lorsque j'ai débuté mon activité de maître de stages de distillation de plantes sauvages, tout le village de Skalados ou presque m'a pris pour un gentil fada, les huiles essentielles n'appartenant pas à la tradition locale. Lorsque je plante dans mon jardin des variétés de tomates françaises ou des courgettes italiennes, je me heurte à la méfiance : ces légumes ne sont pas d'ici, ils ne pousseront pas. Et que dire du voisin d'un de mes amis qui a pour principe, en dépit d'un climat très changeant, de vendanger sa vigne systématiquement le 7 septembre parce que son père faisait ainsi et que le père de son père faisait ainsi ! Certes la tradition permet à l'homme de se situer dans une perspective culturelle, mais elle peut devenir un boulet que l'on traîne et s'opposer gravement à l'innovation créatrice.
Attention enfin, si vous réussissez, on va vous imiter !

Chacun pour soi
J'ai envie de rajouter et Dieu pour tous, puisque les non pratiquants, orthodoxes ou catholiques sont peu nombreux. Mais que penser du voisinage entre une rutilante Porsche Cayenne coûtant 150 000 EUR et un pauvre véhicule vieux de 20 ans ou plus dont les plaques d'immatriculation ont été retirées suite à l'impossibilité pour son propriétaire de payer la vignette auto... Cette scène, dans une rue de Krokos, aurait mérité une photo. Autre exemple : deux gréco-américains originaires de Tinos se baladent dans les villages avec une énorme Ford mustang décapotable. Ils ne parlent qu'anglais - la langue de la réussite - avec l'accent yankee, font tout pour montrer qu'ils regorgent de dollars et sont l'objet de la vénération universelle.  Oui, en Grèce l'extrême pauvreté (des retraites paysannes à 200 EUR mensuels) voisine avec l'opulence ostentatoire de quelques uns et c'est très choquant. Lorsqu'on rencontre un problème économique, on se tourne d'abord vers sa famille et on se soumet, on ne cherche pas à exiger davantage de justice sociale. Parfois on entre dans la clientèle d'un puissant ou supposé l'être.

Refus de l'Etat
Sans doute la petite Grèce n'a pas réussi à atteindre les objectifs qu'elle s'était fixée aux 19e et 20e siècles, la restauration de l'Empire de Byzance pour faire simple, sans doute est-elle restée à bien des égards un morceau de l'empire ottoman (cadastre ou rôle des clientèles par exemple). Et les Grecs en ont conçu de l'amertume. Tout de même, La Grèce existe depuis 1830 sur la scène internationale et a su générer des hommes d'Etat de premier plan, comme le grand Crétois Venizelos ou repousser l'agression fasciste de 1940. Malgré cela, on peut aujourd'hui écrire comme il y a 100 ans que l'Etat grec est à construire à partir de la base, la collecte de l'impôt, acquise en France depuis le 17e siècle. Le nouvel impôt foncier (EMFIA), qui frappe toutes les propriétés dans un esprit de justice (mais il y a des bavures) est appelé kharadj par les contribuables. Savez-vous ce qu'est le kharadj ? Un impôt discriminatoire perçu par le pouvoir ottoman et reposant sur les seuls Chrétiens afin de racheter leur exemption du service armé. Lorsque je travaillais en France, j'étais conservateur de bibliothèque, terme que le dictionnaire de Mirambel traduit d'une manière erronée par éphoros. En grec moderne, l'éphore, c'est le percepteur, le phoros, autrefois le tribut, c'est l'impôt. Pensant que j'étais en France un collecteur d'impôt, mes voisins de Skalados ont, pour rire bien sûr, aiguisé leurs couteaux... Le refus de l'impôt empêche la constitution d'un Etat juste et concentre le fardeau fiscal sur ceux qu'il est facile de contrôler, les salariés, les retraités. Il faut rompre ce cercle et faire payer les possesseurs de Porsche Cayenne. Je renvoie à l'excellent roman de  Pétros Markaris, Le Justicier d'Athènes.

Corruption et arbitraire
Je n'ai jamais été directement confronté à des fonctionnaires corrompus, mais j'ai peur  ! Un ami, acheteur il y a quelques années d'une maison paysanne à Tinos, a dû attendre 5 ans son permis de rénover : une commission, en préfecture à Syros, lui réclamait sans cesse des documents nouveaux ou faisait la morte des mois durant. Peut-être voulaient-ils quelques billets dans une enveloppe. Le problème a trouvé une solution rapide dans le cadre d'une plainte devant la cour européenne des droits de l'homme. Le service des permis de conduire de Syros était corrompu et son directeur a connu des ennuis judiciaires. Obtenir un permis était simple : il fallait glisser une enveloppe bien garnie dans les mains de l'inspecteur. Je tremble enfin devant l'arbitraire : un fonctionnaire grec peut causer de très graves ennuis à un homme honnête et les recours sont bien compliqués.

Bureaucratie
Cet Etat mal construit souffre de sa bureaucratie. J'ai eu besoin au printemps 2015 d'une traduction officielle de pièces concernant ma petite entreprise. J'ai confié l'opération à un avocat qui  a adressé les pièces au ministère des affaires étrangères à Athènes et m'a demandé d'avancer les frais de traduction. Un mois, 2, 3 mois passent, toujours rien. En septembre, l'avocat me téléphone : les documents lui ont été retournés non traduits car il manque l'apostille qui les authentifie. Me voilà donc renvoyé vers le tribunal de commerce dont je dépends en France. Et pourtant ce sont bien les documents originaux que j'ai transmis ! Dites-moi comment entreprendre dans ces conditions ! Indirectement, c'est encourager le travail au noir. Au reste c'est ce type de travail qui permet à beaucoup de Grecs de vivre.

Un héritage de l'histoire
J'y pense sans cesse : la Grèce, ottomane du 15e au 19e siècle n'a pu connaître ces grandes sources de l'esprit critique qu'ont été la Renaissance et surtout les Lumières. L'Eglise, non séparée de l'Etat y est omniprésente, véhiculant une tradition parfois anti-occidentale et conformiste. Les Ottomans ont cristallisé corruption et clientélisme (il existe toujours dans certaines régions un vote de clientèles). Enfin les rois du 19e étaient des étrangers, Bavarois puis Danois, mal ressentis par le peuple : ils ont construit un rêve néoclassique et un parlementarisme de façade. Le peuple est resté étranger à tout cela enfermé dans des mentalités qu'un historien français peut qualifier d'ancien régime.
Je pense que le gouvernement Tsipras, mis en tutelle par les créanciers du pays, doit s'attaquer courageusement à la réforme de l'Etat, dans une optique d'aggiornamento : justice fiscale, lutte contre les corrompus et les bureaucrates, encouragements à l'innovation. Cette réforme coûte peu. Voici la tâche d'un gouvernement d'hommes neufs : reconstruire un Etat juste qui saura être populaire.

samedi 21 mars 2015

Tinos vue par Choiseul-Gouffier en 1781

Autre temps, autre sensibilité ! Le diplomate et antiquaire Marie-Gabriel de Choiseul-Gouffier (1752 -1817) visite la Grèce à la fin des années 1770. Son périple lui permet d'écrire Le Voyage pittoresque de la Grèce, dont le premier tome, richement illustré, parait en 1782. Le futur ambassadeur de Louis XVI à Constantinople y brosse le portrait d'un Grèce idéalisée, aspirant sous le joug ottoman à recouvrer sa liberté. Le comte de Choiseul-Gouffier, pré-romantique, jette un pont entre les Lumières et le philhellénisme des élites européennes des années 1820.


 Voici les textes et les estampes qu'il consacre à Tinos, tirés de Gallica, la bibliothèque numérique de la BnF.

p. 44 et sq.

Les femmes de l’île de Tine ont toutes les plus belles proportions dans les formes, de la régularité dans les traits & une physionomie piquante qui supplée souvent à la beauté & y ajoute toujours. L’habillement le plus voluptueux couvre leurs charmes sans les cacher.
Le commerce et l’industrie répandent dans cette île une aisance générale et une sorte d’égalité qui, sans confondre les classes de citoyens, empêchent les uns de se corrompre et les autres de s’avilir. Les femmes que dans d’autres climats, leur richesse où leur naissance sembleraient autoriser à l’inutilité, ne dédaignent point de s’occuper des détails intéressants de leurs ménages et travaillent avec plaisir aux vêtements que leurs enfants doivent porter. Dès que la chaleur tombe et que le soleil sur son déclin peut encore éclairer leurs travaux sans pouvoir nuire à leurs charmes, elles sortent de leurs maisons, s’asseyent devant leurs portes, filent la soie ou la dévident ; d’autres la tricotent ou préparent les feuilles de mûrier, pendant que leur vieille mère fait des contes, souvent interrompus par les chansons des jeunes filles. Je crus alors pour la première fois que les tableaux délicieux que nous offrent les auteurs grecs étaient moins l’ouvrage de leur imagination qu’une fidèle imitation de la nature.
Le travail facile et peu pénible auquel sont employées les servantes de l’île de Tine leur permet de conserver tous leurs agréments. Elles n’ont d’autre occupation que filer la soie ou de nourrir les insectes qui la produisent. Aussi voit-on régner partout cette propreté qui fait tant plaisir au voyageur, parce qu’elle est un gage certain du bonheur du peuple et qu’elle suppose toujours la facilité à se procurer les premiers besoins. L’heureux citoyen de la Hollande annonce son opulence par la simplicité de son extérieur. Le sujet de l’Espagne & de l’Italie couvre sa misère de lambeaux dorés. Les habitants de Tine sont assez riches pour n’être pas réduits à désirer le paraître.


L’amour de la patrie conservé chez tous les Grecs insulaires a encore plus de force chez les habitants de l’île de Tine. Les servantes qui en sortent en grand nombre et qui sont connues dans tout le Levant par leur habillement, leur fidélité et leur intelligence, ne perdent jamais le désir de revoir leur patrie et de venir y jouir d’une aisance qu’elles doivent à leur industrie. Le patriotisme des Tiniotes a déjà été remarqué par M. Guys, que des connaissances étendues et un long séjour dans la Grèce ont mis à portée de donner un parallèle intéressant des Grecs anciens et des Grecs modernes.



Suivant Etienne le géographe, l’île de Ténos retint le nom de celui qui s’y installa le premier. Bochart au contraire veut qu’il dérive du mot phénicien Tannoth, serpent ou dragon. En effet tous les historiens s’accordent à dire que cette île était remplie de serpents ; elle prit même le nom d’Ophiussa et donna dans la Grèce à la vipère celui de Taenia. Ils étaient si abondants et si dangereux que les habitants auraient été obligés de l’abandonner si Neptune n’était venu à leur secours et ne les en eût délivrés. Ils lui élevèrent un temple magnifique, dans un bois, près de la ville de Ténos. Ce dieu y était honoré comme un grand médecin et l’on y célébrait des fêtes en son honneur. Ce temple avait des droits d’asile fort étendus, qui furent depuis réglés par Tibère, ainsi que ceux dont jouissaient tant de lieux de la Grèce.
Tine est de toutes les conquêtes des Vénitiens dans l’archipel celle dont ils on joui le plus longtemps. Ils ne l’ont perdue qu’en 1714, par la faiblesse du Provéditeur Bernardo Balbi, qui se rendit à la première sommation de l’amiral turc, quoi qu’il eût pu trouver dans la valeur de ses soldats & dans la bonne volonté des habitants un secours suffisant pour atteindre les secours que la République lui envoyait.
Cette île est une des plus riches et des plus agréables de toute la Grèce & son peu d’étendue est réparé par sa fertilité. Elle n’a que 12 lieues de circuit & près de 20 000 habitants y sont répartis dans 60 villages ou hameaux. Quoique l’île produise une grande quantité de soie elle ne suffit pas à leur industrie ; ils en tirent encore de celle d’Andros & en fabriquent des bas dont ils fournissent tout le Levant.


A une lieue et demi de San-Nicolo est l’ancienne citadelle construite par les Vénitiens. Elle est située sur une haute montagne d’où l’on découvre presque toute l’île. C’est un tableau délicieux où tout annonce l’industrie des habitants & où tout parait assurer leur bonheur. Aucun officier turc ne leur rappelle l’idée d’un maître, & gouvernés par des magistrats de leur choix, ils semblent n’obéir qu’à eux-mêmes. La vieillesse n’a point perdu tous ses droits dans la Grèce. Ces magistrats portent le nom de Vieillards, quoiqu’ils ne le soient pas toujours & le jeune homme est flatté de voir ajouter à la considération que donnent les dignités, la déférence que la nature réclame pour la vieillesse. Ces insulaires m’on paru heureux, éloigné du despote & ne s’apercevant de leur servitude qu’un seul jours dans l’année, il leur est presque permis de se croire libres.



Tinos est un paradis en cette fin de 18e siècle ! La fin de la domination vénitienne a en effet signifié, après les terreurs consécutives à la reddition d'Exombourgo, la fin de la piraterie turque, la fin du régime de l'exclusif qui unissait étroitement l'île à son ancienne métropole, la fin du régime féodal. Tous ces facteurs se sont conjugués pour favoriser l'industrie de la soie. Tinos s'est ouverte au commerce d'Orient comme au commerce d'Occident, enrichissant ses habitants, développant son port et son rôle d'escale entre Marseille et Smyrne. A cela s'ajoute l'éloignement du pouvoir ottoman : les Turcs se montrent une fois l'an pour percevoir l'impôt des infidèles, le karadj et les tributs dus aux grands personnages, laissant les Tiniotes s'administrer eux-mêmes, par leurs Vieillards.
L'île atteint alors une grande population et une grande richesse, 20 000 habitants, 60 villages, elle est plus imposée que sa grande voisine de Naxos !
N'oublions pas toutefois la tendance de l'auteur à idéaliser la Grèce.

Dans la petite ville de San Nicolo, aujourd'hui Chora, dont le port se résume à une plage protégée, on peut reconnaître quelques bâtiments toujours présents de nos jours. Sur la première estampe (vue du Couchant), on distingue sans peine la vieille église catholique de saint Nicolas et son haut clocher dont la flèche porte à ses quatre angles une fleur de lys, à sa droite l'église orthodoxe de la Panagia Malamaténia, enfin, tout à gauche et face à la mer les grandes arcades de l'actuel café Koursaros. La vue du Levant est prise depuis le cap qui porte maintenant le monument de l' Elli. Outre saint Nicolas, on découvre une autre église orthodoxe, peut être celle des Trois Hiérarques, et tout au fond, à Pallada, le bâtiment du lazaret (où était effectuée la quarantaine des marins suspects de peste) qui se dresse toujours face au site de l'actuel petit marché.


samedi 7 mars 2015

Un voyageur français séjourne à Tinos en 1701


Me souvenant d'avoir lu il y a quelques années dans la collection 10/18 le résumé du Voyage du Levant de Pitton de Tournefort, j'ai voulu consulter l'édition originale de 1717, heureusement accessible en ligne grâce à Gallica, la bibliothèque virtuelle de la BnF. J'ai pensé que le texte intégral intéresserait les amoureux de Tinos et j'y ai ajouté quelques notes personnelles à consulter en pied de page pour faciliter la compréhension du contexte ou préciser certains points. Bonne lecture !



Joseph Pitton de Tournefort, Relation d'un voyage du Levant fait par ordre du Roy : contenant l'histoire ancienne et moderne de plusieurs isles de l'Archipel, de Constantinople, des côtes de la mer Noire, de l'Arménie, de la Géorgie, des frontières de Perse et de l'Asie mineure.... t. 1 / [préface par Fontenelle], Paris 1717, Imprimerie royale
p. 354 et sq.
Le livre se présente comme une série de rapports adressés à Pontchartrain, secrétaire d’Etat à la marine de la fin du règne de Louis XIV. L’auteur, directeur du Jardin du Roi (qui deviendra le Museum d’Histoire naturelle) s’intéresse certes aux plantes, mais il considère aussi d’un œil de stratège les possessions ottomanes, persanes et vénitiennes, dont Tinos, pour l’information du roi de France.

Joseph Pitton de Tournefort (1656 - 1708)
Il n’y a qu’un mille de distance de l’île d’Andros à celle de Tine comme Pline l’a remarqué ; nous passâmes ce canal le premier décembre dans un caïque car les six rochers qui en occupent le milieu ne le permettent pas aux gros bâtiments. Il faut 40 milles pour aller du port du château d’Andros à San Nicolo du Tine où nous n’arrivâmes que sur le sept heures du soir, & les officiers du port ne voulant pas prendre la peine d’examiner notre patente de santé à cette heure là, ni de faire avertir le Consul de France, on nous obligea à coucher dans notre bateau ; il est vrai qu’on eut l’honnêteté de nous offrir le lazaret (1) pour faire compagnie à quelques esclaves que la vermine dévorait.
Le lendemain le Consul de France dépêcha un expert à la forteresse à son Excellence Mgr Louis Cornaro (2), Provéditeur de l’île, qui nous accorda la pratique, comme ils parlent, c'est-à-dire la liberté de nous débarquer, mais la forteresse étant à quatre mille du port nous ne reçûmes cette permission que sur le midi.

L’île de Tine fut anciennement nommée Tenos, suivant Estienne le géographe (3), d’un certain Tenos qui la peupla le premier ; Hérodote nous apprend qu’elle fit partie de l’empire des Cyclades, que les Naxiotes possédèrent dans les premiers temps. Il est parlé des Téniens parmi les peuples de Grèce qui avaient fourni des troupes à la bataille de Platées (4), où Mardonius, général des Perses fut défait ; et les noms de tous ces peuples furent gravés sur la droite d’une base de la statue de Jupiter regardant l’Orient ; à voir même l’inscription rapportée par Pausanias, il semble que les peuples de cette île fussent alors plus puissants, ou aussi puissants que ceux de Naxos. Néanmoins ceux de Tenos, les Andriens et la plupart des autres insulaires, dont les intérêts étaient communs, effrayés de la puissance formidable des Orientaux, se tournèrent de leur côté. Xerxès se servit d’eux et de ceux de l’île d’Eubée pour réparer les pertes qu’il faisait dans ses armées. Les forces maritimes des Téniens sont marquées sur une médaille fort ancienne frappée à la tête de Neptune, révéré particulièrement dans cette île ; le revers représente le trident de ce dieu, accompagné de deux dauphins. Goltzius (5) a aussi fait mention de deux médailles de Tenos au même type. Tristan (6) parle d’une médaille d’argent des Téniens à tête de Neptune avec un trident au revers.


Le port de Chora (San Nicolo) en 1701 - le lazaret se trouve à l'extrême gauche, loin de la petite ville

Le bourg de San Nicolo, bâti sur les ruines de l’ancienne Tenos, au lieu de port n’a qu’une méchante plage qui regarde vers le sud & d’où l’on découvre l’île de Syra au sud-sud-ouest ; quoiqu’il n'y ait dans ce bourg qu’environ 150 maisons, on ne peut pas douter par le nom de Polis qu’il porte encore, et par les médailles et les marbres antiques qu’on y trouve en travaillant la terre, que ce ne soient les débris de la capitale de l’île. Strabon assure que cette ville n’était pas grande, mais qu’il y avait un fort beau temple de Neptune dans un bois voisin où l’on venait célébrer les fêtes de cette divinité et où l’on était régalé dans des appartements magnifiques. Ce temple avait un asile dont Tibère régla les droits de même que ceux des plus fameux temples du Levant. A l’égard de Neptune, Philocore, cité par Clément d’Alexandrie (7), rapporte qu’il était honoré dans Tenos comme un grand médecin, et cela se confirme par quelques médailles ; il y en a une chez le Roy dont Tristan et Patin (8) font mention : la tête est d’Alexandre Sévère, au revers c’est un trident autour duquel est tortillé un serpent, symbole de la médecine chez les Anciens ; d’ailleurs cette île avait été appelée l’île aux serpents.

Elle a 60 milles de tour, s’étend du nord-nord-ouest au sud-sud-est, pleine de montagnes pelées mais la mieux cultivée de l’archipel. Tous les fruits y sont excellents, melons, figues, raisins, mais la vigne y vient admirablement bien & c’est sans doute depuis longtemps puisque M. Vaillant fait état d’une médaille frappée à la légende, sur le revers de laquelle est représenté Bacchus tenant un raisin de la main droite et un thyrse de la gauche ; la tête est d’Antonin Pie. La médaille que M. Spon (9) acheta dans la même île est plus ancienne, d’un côté c’est la tête de Jupiter Hammon, de l’autre une grappe de raisin. A l’égard du froment on en sème peu dans cette île mais on y recueille beaucoup d’orge. Les figuiers de Tine sont fort bas & fort touffus, les oliviers y viennent fort bien, mais il y en a peu et leur fruit n’est destiné que pour être salé ; on y manquerait de bois et de moutons si on ne les tirait d’Andros, d’ailleurs le pays est agréable et arrosé de beaucoup de fontaines, qui lui avaient attiré chez les Anciens le nom d’Hydrussa, de même qu’à la plupart des îles où il y a quelques sources ; on a dit plus haut qu’on l’avait nommée l’île aux serpents, mais Hésychius de Milet nous apprend que Neptune s’était servi de cigognes pour les exterminer ; il faut que cela soit vrai, ou que la race de ces reptiles en soit éteinte puisqu’on n’y en voit plus (10).

La soie fait aujourd’hui la richesse de Tine : chaque année on y recueille environ seize mille livres pesant ; dans le temps que nous y étions, elle valait un sequin la livre, elle va quelquefois jusqu’à trois écus ; nos Français l’enlevèrent presque toute ; quoique ce soit la soie la mieux préparée de toute la Grèce, elle n’est pas pourtant assez fine pour faire des étoffes, mais fort propre à coudre et à faire des rubans ; on fait de bons bas de soie dans cette île, rien n’approche de la beauté des gants qu’on y tricote pour les Dames(11). Ceux qui font embarquer de la soie pour Venise ne paient aucun droit de sortie à Tine, ils donnent caution et la caution paie si l’on découvre que la soie a été conduite autre part ; la raison en est que cette marchandise payant l’entrée à Venise, elle paierait deux fois sur les terres de la République (12), si l’on en faisait payer la sortie à Tine.


La ville et la forteresse de Tinos en 1689

La forteresse de Tine où nous arrivâmes à cheval depuis San Nicolo en une heure de temps est sur la roche dominante du pays & où la nature a plus travaillé que l’art. La garde en est confiée à 14 soldats mal vêtus, au nombre desquels étaient 7 déserteurs Français ; nous y comptâmes environ 40 canons de bronze et 2 ou 3 canons de fer. C’est le séjour des plus honnêtes gens de l’île quoiqu’il n’y ait pas plus de 500 maisons, que le vent du nord et le froid, aussi âpre qu’à Paris rendent fort incommode ; le palais du Provéditeur est mal bâti, on n’y saurait conserver aucun meuble, non plus que chez les bourgeois, à cause de la grande humidité que les brouillards et les crevasses des terrasses y entretiennent. Les Jésuites sont assez bien logés mais leur église ne saurait contenir la moitié de leurs dévotes. Le P. Prati, supérieur de la maison nous y reçut fort honnêtement et nous eûmes le plaisir d’y dîner avec les Pères Foresti, Camuti et Federic. Son Excellence à qui nous allâmes faire la révérence nous invita aussi à dîner et nous offrit des gardes pour nous accompagner dans l’île. M. Antonio Betti, un des plus fameux avocats du Tine nous prêta sa maison du faubourg hors la forteresse, où il n’y a qu’environ 150 maisons, mais on a la liberté d’y entrer ou d’en sortir quand on veut, au lieu que les portes de la forteresse se ferment de bonne heure & ne s’ouvrent que tard.
Outre la forteresse et San Nicolo, les principaux villages de cette île sont :
Il Campo, Il Terebado, Lotra, Lazaro, Perastra, Cumi, Carcado, Cataclisma, Aitofolia, Chilia, Oxomeria qui contient 5 bourgades, savoir Pirgos, Vacalado, Cozonari, Bernardado, & Platia,
Cisternia, Cardiani, Disado, Mondado, Mastro-Mercado, Micrado, Carea, Filipado, Comiado, Arnado, Pergado, Cazerado, Cuticado, Smordea, Cozonara, Tripotamo, Cigalado, Agapi, Volacos, Fallatado, Messi, Muosulu, Stigni, Potamia, Cacro, Triandaro, Doui Castelli, Diocarea,
Cicalada, Sclavo Corio, Croio, Monasterio.
M. le Provéditeur ne retire environ que 2000 écus de son Gouvernement, aussi le regarde-t-on à Venise comme un lieu de mortification ; ce Gouverneur a la dixième partie des denrées ; de dix charges d’orge, par exemple on lui en paie une, pour la soie, ce n’est pas de même, ceux qui en font embarquer pour autre part que pour Venise, ne paient que trois écus et trois-quarts pour chaque centaine de livres ; le provéditeur n’a rien à voir avec sur ces droits.
L’Evêque de Tine a 300 écus de revenu de revenu fixe et près de 200 écus d’émoluments de son Eglise. Son clergé d’ailleurs est illustre et composé de 120 Prêtres ; les Grecs y ont bien 200 Papas, soumis à un Protopapas, mais ils n’ont point dans l’île d’Evêque de leur rite et eux-mêmes dépendent de l’Evêque latin en plusieurs choses : un Grec ne saurait être prêtre que cet Evêque ne l’ait fait examiner ; après que l’aspirant a juré qu’il reconnaît le Pape et l’Eglise Apostolique & Romaine, l’Evêque Latin lui fait donner son dimissoire pourvu qu’il ait 25 ans ; ensuite il est sacré par un Evêque grec venu de quelque île voisine, auquel il ne donne que 10 ou 12 écus pour son voyage ; le jour du sacre, le nouveau prêtre donne trois livres de soie au Provéditeur, autant à l’Evêque latin et un écu et demi au Protopapas qui lui a donné son attestation de vie et de mœurs.
Dans les processions et dans toutes les fonctions ecclésiastiques, le Clergé latin a toujours le pas, quand les prêtres grecs entrent dans les églises latines ils se découvrent suivant la coutume des Latins & ne se découvrent pas dans leurs propres églises. Lorsque la Messe se dit en présence des deux Clergés, après que le sous-diacre latin a chanté l’Epître, le second dignitaire du clergé grec la chante en grec, et lorsque le diacre latin a chanté l’Evangile, le premier dignitaire grec ou le chef des prêtres chante aussi l’Evangile en grec. Dans toutes les églises grecques de l’île il y a un autel destiné pour les prêtres latins (13) ; on prêche dans les églises grecques avec pleine liberté sur les matières contestées entre les Latins et les Grecs (14).
Il n’y a dans les églises latines que de simples chapelains amovibles (15). Nunzio Vastelli, chirurgien Maltais, ayant gagné du bien à Tine et n’ayant point d’enfants a adopté les PP. Récollets, il leur a fait bâtir une église et un couvent à la campagne ; ces Pères sont forts aimés mais ils ont peu de maisons dans le Levant. 
Les femmes des bourgeois et contadins (16), comme ils parlent, sont vêtues à la vénitienne, les autres ont un habit approchant de celui des Candiotes.


Pour ce qui regarde l’histoire de cette île, vous savez Monseigneur que c’est la seule conquête qui soit restée aux Vénitiens, de toutes celles qu’ils firent sous les Empereurs latins de Constantinople. André Gizi, d’où descend le sieur Janachi Gizi, que vous avez établi consul de cette île et dans celle de Mycone, se rendit maître de Tine l’an 1207 & la République en a toujours joui malgré les tentatives des Turcs. Peu s’en fallut que ce fameux Barberousse Capitan Pacha (17), qui fournit en 1537 presque tout l’Archipel à Soliman II, ne s’emparât aussi de Tine. André Morosini (18) affirme que cette île se rendit sans résistance, mais que peu de temps après, honteuse d’une pareille lâcheté, elle députa vers le Provéditeur de Candie dont elle reçut assez de secours pour se remettre sous la puissance de ses premiers maîtres. On ne conte pas la chose tout à fait de même à Tine, on dit que Barberousse pressant extraordinairement la forteresse, obligea la garnison de battre la chamade, mais que la noblesse voyant qu’il n’y avait que les habitants d’Arnado, Triandaro et Doui Castelli disposés à capituler, vint fondre si brusquement sur les Turcs, qu’elle les força de lever le siège. ; on ajoute même que les soldats de la garnison, dans leur furie firent sauter du haut des remparts l’officier que le Capitan Pacha avait envoyé pour régler les articles de la capitulation.
Pendant ce temps, pour reprocher aux habitants de ces trois villages le peu de cœur qu’ils montrèrent en cette occasion, le premier jour de mai le Provéditeur accompagné des contadins et des feudataires (19) de la République, suivis de la milice avec l’étendard de saint Marc va tous les ans à cheval à l’église de sainte Vénérande sur la montagne de Cecro et l’on y fait une grande décharge de mousqueterie après avoir crié trois fois Vive saint Marc, ensuite l’on danse & la fête finit par un repas. Les feudataires qui manquent de se trouver à cette cérémonie paient un écu pour la première fois & ils perdent leur fief s’ils y manquent jusques trois fois. Leunclave (20) assure qu’en 1570 l’Empereur Sélim (21) fit demander au Sénat de Venise la restitution de l’île de Chypre et que sur son refus Pialis Capitan Pacha fit une descente à Tine où il mit tout à feu et à sang. Morosini dit que la même année  les Turcs assiégèrent vigoureusement la forteresse de Tine, qu’Eve Mustapha mit à terre huit mille hommes de troupes de la flotte qu’il conduisait à Chypre et que cette descente se fit à la sollicitation pressante des Andriens, mais qu’elle échoua parce que le Provéditeur Paruta avait si bien pourvu à toutes choses que les Turcs malgré toute leur diligence furent contraints de lever le siège et de se retirer après avoir brûlé les plus beaux villages de l’île ; deux ans après ils la ravagèrent pour la troisième fois sous le commandement de Cangi Ali.
Quoique les Vénitiens n’aient pas de troupes réglées dans l'île, en cas d’alarme pourtant on y pourrait ramasser au premier signal plus de 5000 hommes : chaque village entretient une compagnie de milice, à laquelle le Prince fournit des armes et que l’on fait exercer & passer en revue fort souvent. Dans la dernière guerre Mezomorto Capitan Pacha (22) écrivit au Provéditeur, à la Noblesse et au Clergé de l’île qu’il ferait mettre tout le pays à feu & à sang s’ils ne lui payaient pas la capitation ; on répondit qu’il n’avait qu’à venir la recevoir, & lorsqu’il parut avec ses galères le Provéditeur Moro, bon homme de guerre, fit sortir mille ou douze cents hommes des retranchements de la marine à San Nicolo ; ces troupes empêchèrent par leur grand feu qu’on abordât et le Capitan Pacha voyant qu’on s’y prenait de si bonne grâce fit retirer ses galères ; à la vérité cette milice est bonne pour canarder dans les retranchements, mais elle ne serait pas propre à tenir la campagne & à se battre à découvert. Pour se rendre le maître de Tine il ne faudrait qu’amuser les troupes à San Nicolo pendant qu’on ferait une descente au port Palermo, qui est le meilleur port de l’île du côté du nord ; ces troupes qui ruineraient le pays et tireraient facilement leur subsistance de l’île d’Andros, affameraient bientôt la forteresse, seul boulevard du pays, car San Nicolo est ouvert de tous côtés.
Le mauvais temps ne nous permit guère d’herboriser dans le Tine ; nous y observâmes pourtant quelques belles plantes, entre autres celle d’où coule la manne de Perse (23), mais nous ne pûmes aller voir les autres raretés de l’île, comme la caverne d’Eole, la tour de la Donzelle, les restes du temple de Neptune, la Madonna Cardiani ; trop heureux de pouvoir traverser le canal de Mycone où nous avions dessein de passer le reste de l’hiver et où nous n’arrivâmes pas sans danger à cause des furieux sauts que faisait notre caïque. Cela nous confirma dans la pensée de ceux qui ont cru que l’Archipel avait été nommé par les Anciens la mer Egée parce qu’au moindre vent ses flots bondissent comme des chèvres, de même qu’on l’a remarqué plus haut (24).
Nous finirons cette lettre par la station géographique que nous fîmes tout au haut de la forteresse de Tine, d’où l’on découvre facilement les îles voisines.
Joura reste à l’ouest, Syra au sud-ouest, Andros entre le nord-ouest et le nord-nord ouest, Paros au sud, Délos entre le sud-sud-est et le sud, Scio entre le nord-nord est et le nord-est, le cap Carabouron (25) au nord-est, Scala Nova (26) à l’est-nord-est, Samos entre l’est et l’est-nord-est, Nicaria à l’est, Fourni à l’est-sud-est, Mycone au sud-est, Amorgo entre le sud-sud-est et le sud-est, Naxie entre le sud-sud-est et le sud.


J’ai l’honneur d’être avec un profond respect, etc.

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1 - C'est dans le lazaret qu'était effectuée la quarantaine des voyageurs, c'est à dire leur isolement pendant quarante jours (durée théorique) afin de préserver les populations de la peste. Le lazaret de Tinos se trouvait à l'arrière de l'actuelle église catholique de saint Antoine, à Chora.
2 - Cadet d'une puissante famille ducale de Venise, cf. le Palazzo Corner sur le Grand Canal.
3 - Estienne le Géographe ou Estienne de Byzance est un écrivain grec du VIe siècle qui compila les géographes antiques : Hérodote, Strabon, Pausanias.
4 - En 479 av. J.-C. Victoire décisive des Grecs coalisés contre Mardonios, chef des Perses. Cette bataille conclut la première guerre médique.
5 - Je pense qu'il s'agit d'Hubert Goltzius, peintre et graveur flamand (1526 - 1583).
6 - Tristan l'Hermite du Soliers, (1601 - 1655), auteur dramatique baroque et antiquaire dilettante. 
7 - Père de l'Eglise du IIIe siècle, surnommé le Pédagogue
8 - Gui Patin (1601 - 1672), médecin et homme de lettres
9 - Jacob Spon, medecin et archéologue lyonnais (1647 - 1685) publia en 1678 une relation de voyage inspirée de Pausanias, relation qui fit référence jusqu'au xixe siècle et dont Chateaubriand se servit lors de son voyage vers Jérusalem: le Voyage d'Italie, de Dalmatie, de Grèce et du Levant en trois volumes.
10 - Voici un passage à opposer aux nombreux auteurs de guides touristiques qui affirment que Tinos est emplie de serpents ! Hésichius de Milet est un historien byzantin du VIe siècle.
11 - Les armateurs de Marseille, protégés par les Capitulations signées entre la France et la Porte achetaient et embarquaient les soies du Levant. Ce commerce atteignit son apogée vers 1780. La sériciculture explique le grand nombre de mûriers dans l'île de Tinos et Sylvie et moi avons vu à Loutra dans un bâtiment abandonné des métiers à tricoter les bas de soie portant l'estampille d'un constructeur de Nîmes.
12 - Il s'agit bien sûr de la Sérénissime République de Venise, qui gouverne Tinos depuis 1389.
13 - On voit à Tinos des églises à double autel et à double nef, celle du cimetière d'Agapi par exemple. Cette particularité pourrait venir de l'obligation d'un autel catholique dans les églises orthodoxes.
14 - Toutes ces pratiques contribuaient à faire des Orthodoxes des habitants de seconde zone ! S'y ajoutait le poids de la seigneurie latine. On comprend le peu d'empressement des habitants de Triandaros, Dyo Choria et Arnados, tous de rite grec jusqu'à nos jours, à repousser les Turcs, certes infidèles mais porteurs d'une fiscalité plus légère et davantage respectueux des chrétiens orientaux.
15 - Cette tradition parait s'être conservée : les prêtres catholiques ne sont toujours pas attachés à une paroisse particulière.
16 - De l'Italien contadino, paysan
17 - Barbaros Hizir Hayreddin Pacha (1478 - 1546), Kapudan Pacha ou Capitan Pacha, c'est à dire grand amiral de la flotte ottomane. Soliman II est plus connu de nos jours sous le nom de Soliman le Magnifique.
18 - André Morosini (1558 - 1618) est un historien Vénitien, à ne pas confondre avec Francesco Morosini, qui reprit le Péloponnèse et l'Attique aux Turcs en 1685 - 1687.
19 - Les Ghizzi introduisirent à Tinos le système féodal latin codifié par les Assises de Romanie (milieu du XIVe siècle). Venise conserva le système. De nombreux Tiniotes d'origine latine sont les descendants de ces nobliaux.
20- Jean Leuclave, humaniste allemand
21- Le sultan Sélim (1566 - 1574), dit l'Ivrogne, voulait l'île de Chypre dont il appréciait le vin ! La défaite des Vénitiens et le martyre du provéditeur Bagradino provoquèrent la réaction des flottes de Venise, de Castille, de Gênes et du pape et la victoire navale de Lépante, premier coup d'arrêt porté à la puissance ottomane.
22- Mezzomorto Kapudan Pacha, grand amiral de la flotte ottomane de 1695 à 1701, artisan d'une rénovation de la marine turque.
23- Il s'agit de l'Alhagi, plante de la famille des Légumineuses, caractéristique des régions sèches.
24- Le canal de Mykonos reste fort dangereux lorsque souffle le vent du nord, ce qui est fréquent !
25- Le cap Karabouron se trouve à l'extrémité se la péninsule de Tchesmé, en Asie Mineure.
26- De nos jours Kusadasi, le port de l'ancienne Ephèse.


lundi 2 mars 2015

Exombourgo

Encore la fondation Laskaridis ! Je viens d'y dénicher des estampes, dont une peu connue, représentant la vieille ville vénitienne de Tinos et sa citadelle d'Exombourgo.
Avant la reddition de 1715 - le 18e siècle voit la quasi disparition de l'empire maritime de Venise en mer Egée - une véritable ville, le Borgo, occupait les pentes raides de ce rocher stratégique, en dedans et au delà des murailles bastionnées. 

Le botaniste français Pitton de Tournefort s'y rendit en 1701 pour étudier la flore de l'archipel. Il y dénombrait 500 maisons (contre 100 à San Niccolo, l'actuelle Chora), les couvents de plusieurs ordres religieux latins, dont les Jésuites, plusieurs églises dont un Domo et le palais du gouverneur vénitien, le proveditore. La forteresse, le Castello di Santa Elena, était armée de 40 canons de bronze braqués vers la mer et gardée par 14 mercenaires de Venise, parmi lesquels il dénombra une moitié de Français.
Exombourgo était l'oeil de Venise dans les Cyclades ! Lorsque les Turcs, en 1536 raflèrent la plupart des îles, ils échouèrent devant Tinos, si puissamment fortifiée par un élève de Francesco di Giorgio, Maregiti, en 1564.
Capitale de l'île, Exombourgo en commandait le réseau routier comme on le voit sur la carte de Francesco Basilicata (1618) qui mentionne les chemins : Strada che si va a Lutra (Loutra) a Chiecro (Kechros), a San Niccolo (Chora)...
En 1714 la Porte décida de reconquérir le Péloponnèse repris par les Vénitiens à la suite de la guerre de la Sainte-Ligue (1685 - 1687) et d'en finir avec Tinos. Démoralisé par l'entrée des troupes turques dans le territoire vénitien, et par les sentiments mitigés de la population orthodoxe, le provéditeur Balbi livra Exombourgo le 7 juin 1715 aux marins des 80 vaisseaux ottomans venus l'assiéger. Ils s'empressèrent de démanteler la forteresse et les murailles. Les habitants, emportant les pierres des maisons, peuplèrent le petit port de San Niccolo, promu chef-lieu de Tinos. Exombourgo tomba dans l'oubli.

Olfert Dapper, 1688 
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Francesco Basilicata, 1618

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