Autre temps, autre sensibilité ! Le diplomate et antiquaire Marie-Gabriel de Choiseul-Gouffier (1752 -1817) visite la Grèce à la fin des années 1770. Son périple lui permet d'écrire Le Voyage pittoresque de la Grèce, dont le premier tome, richement illustré, parait en 1782. Le futur ambassadeur de Louis XVI à Constantinople y brosse le portrait d'un Grèce idéalisée, aspirant sous le joug ottoman à recouvrer sa liberté. Le comte de Choiseul-Gouffier, pré-romantique, jette un pont entre les Lumières et le philhellénisme des élites européennes des années 1820.
Voici les textes et les estampes qu'il consacre à Tinos, tirés de Gallica, la bibliothèque numérique de la BnF.
p. 44 et sq.
Les femmes de l’île de Tine ont toutes les plus belles
proportions dans les formes, de la régularité dans les traits & une
physionomie piquante qui supplée souvent à la beauté & y ajoute toujours.
L’habillement le plus voluptueux couvre leurs charmes sans les cacher.
Le commerce et l’industrie répandent dans cette île une
aisance générale et une sorte d’égalité qui, sans confondre les classes de
citoyens, empêchent les uns de se corrompre et les autres de s’avilir. Les
femmes que dans d’autres climats, leur richesse où leur naissance sembleraient
autoriser à l’inutilité, ne dédaignent point de s’occuper des détails
intéressants de leurs ménages et travaillent avec plaisir aux vêtements que
leurs enfants doivent porter. Dès que la chaleur tombe et que le soleil sur son
déclin peut encore éclairer leurs travaux sans pouvoir nuire à leurs charmes,
elles sortent de leurs maisons, s’asseyent devant leurs portes, filent la soie
ou la dévident ; d’autres la tricotent ou préparent les feuilles de
mûrier, pendant que leur vieille mère fait des contes, souvent interrompus par
les chansons des jeunes filles. Je crus alors pour la première fois que les
tableaux délicieux que nous offrent les auteurs grecs étaient moins l’ouvrage
de leur imagination qu’une fidèle imitation de la nature.
Le travail facile et peu pénible auquel sont employées les
servantes de l’île de Tine leur permet de conserver tous leurs agréments. Elles
n’ont d’autre occupation que filer la soie ou de nourrir les insectes qui la
produisent. Aussi voit-on régner partout cette propreté qui fait tant plaisir
au voyageur, parce qu’elle est un gage certain du bonheur du peuple et qu’elle
suppose toujours la facilité à se procurer les premiers besoins. L’heureux
citoyen de la Hollande annonce son opulence par la simplicité de son extérieur.
Le sujet de l’Espagne & de l’Italie couvre sa misère de lambeaux dorés. Les
habitants de Tine sont assez riches pour n’être pas réduits à désirer le
paraître.
L’amour de la patrie conservé chez tous les Grecs insulaires
a encore plus de force chez les habitants de l’île de Tine. Les servantes qui
en sortent en grand nombre et qui sont connues dans tout le Levant par leur
habillement, leur fidélité et leur intelligence, ne perdent jamais le désir de
revoir leur patrie et de venir y jouir d’une aisance qu’elles doivent à leur
industrie. Le patriotisme des Tiniotes a déjà été remarqué par M. Guys, que des
connaissances étendues et un long séjour dans la Grèce ont mis à portée de
donner un parallèle intéressant des Grecs anciens et des Grecs modernes.
Suivant Etienne le géographe, l’île de Ténos retint le nom
de celui qui s’y installa le premier. Bochart au contraire veut qu’il dérive du
mot phénicien Tannoth, serpent ou
dragon. En effet tous les historiens s’accordent à dire que cette île était
remplie de serpents ; elle prit même le nom d’Ophiussa et donna dans la Grèce à la vipère celui de Taenia. Ils étaient si abondants et si
dangereux que les habitants auraient été obligés de l’abandonner si Neptune
n’était venu à leur secours et ne les en eût délivrés. Ils lui élevèrent un
temple magnifique, dans un bois, près de la ville de Ténos. Ce dieu y était
honoré comme un grand médecin et l’on y célébrait des fêtes en son honneur. Ce
temple avait des droits d’asile fort étendus, qui furent depuis réglés par
Tibère, ainsi que ceux dont jouissaient tant de lieux de la Grèce.
Tine est de toutes les conquêtes des Vénitiens dans
l’archipel celle dont ils on joui le plus longtemps. Ils ne l’ont perdue qu’en
1714, par la faiblesse du Provéditeur Bernardo Balbi, qui se rendit à la
première sommation de l’amiral turc, quoi qu’il eût pu trouver dans la valeur
de ses soldats & dans la bonne volonté des habitants un secours suffisant
pour atteindre les secours que la République lui envoyait.
Cette île est une des plus riches et des plus agréables de
toute la Grèce & son peu d’étendue est réparé par sa fertilité. Elle n’a
que 12 lieues de circuit & près de 20 000 habitants y sont répartis
dans 60 villages ou hameaux. Quoique l’île produise une grande quantité de soie
elle ne suffit pas à leur industrie ; ils en tirent encore de celle
d’Andros & en fabriquent des bas dont ils fournissent tout le Levant.
A une lieue et demi de San-Nicolo est l’ancienne citadelle
construite par les Vénitiens. Elle est située sur une haute montagne d’où l’on
découvre presque toute l’île. C’est un tableau délicieux où tout annonce
l’industrie des habitants & où tout parait assurer leur bonheur. Aucun
officier turc ne leur rappelle l’idée d’un maître, & gouvernés par des
magistrats de leur choix, ils semblent n’obéir qu’à eux-mêmes. La vieillesse
n’a point perdu tous ses droits dans la Grèce. Ces magistrats portent le nom de
Vieillards, quoiqu’ils ne le soient pas toujours & le jeune homme est
flatté de voir ajouter à la considération que donnent les dignités, la
déférence que la nature réclame pour la vieillesse. Ces insulaires m’on paru
heureux, éloigné du despote & ne s’apercevant de leur servitude qu’un seul
jours dans l’année, il leur est presque permis de se croire libres.
L'île atteint alors une grande population et une grande richesse, 20 000 habitants, 60 villages, elle est plus imposée que sa grande voisine de Naxos !
N'oublions pas toutefois la tendance de l'auteur à idéaliser la Grèce.
Dans la petite ville de San Nicolo, aujourd'hui Chora, dont le port se résume à une plage protégée, on peut reconnaître quelques bâtiments toujours présents de nos jours. Sur la première estampe (vue du Couchant), on distingue sans peine la vieille église catholique de saint Nicolas et son haut clocher dont la flèche porte à ses quatre angles une fleur de lys, à sa droite l'église orthodoxe de la Panagia Malamaténia, enfin, tout à gauche et face à la mer les grandes arcades de l'actuel café Koursaros. La vue du Levant est prise depuis le cap qui porte maintenant le monument de l' Elli. Outre saint Nicolas, on découvre une autre église orthodoxe, peut être celle des Trois Hiérarques, et tout au fond, à Pallada, le bâtiment du lazaret (où était effectuée la quarantaine des marins suspects de peste) qui se dresse toujours face au site de l'actuel petit marché.
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