samedi 6 février 2021

En route d'Ancône à Tinos

Tout simplement quelques photos prises du ferry ou de la voiture entre les approches du port épirote d'Igoumenitsa et Patras dans le Péloponnèse. Nous avons ensuite rejoint Athènes et le port de Rafina pour embarquer le lendemain vers Tinos.

Il faisait très beau le 6 février 2021 !





Corfou vue du ferry



La mer ionienne près de Parga



Le golfe Ambracique



En Etolie




Le pont d'Antirrio, près de Patras







jeudi 28 janvier 2021

Archipelagus turbatus par B. J. Slot - Fiche de lecture

 J'ai découvert et lu cette thèse d'histoire soutenue devant l'Université de Leyde en 1982 avec le plus grand intérêt. Voici son titre exact : Archipelagus turbatus - Les Cyclades entre colonisation latine et occupation ottomane ca. 1500 - 1718. Elle est publiée par l'Institut historique et archéologique néerlandais d'Istanbul.

En voici le résumé sous la forme d'une fiche de lecture. Il va de soi que j'ai privilégié dans ce texte les analyses et les informations concernant mon île préférée, Tinos qui présente la particularité d'être restée vénitienne presque deux siècles de plus que ses voisines, mais a respiré tous les vents des Cyclades.

Bonne lecture !



La Francocratie

Les Latins  s'installent dans l'archipel en 1206 lorsque Marco Sanudo fonde le duché de Naxos qui comprend la plupart des Cyclades à l'exception de Tinos, prise par les frères Ghisi, vénitiens aussi. Le duc de Naxos et le seigneur de Tinos sont pairs de l'éphémère empire latin de Constantinople. Ces seigneurs insulaires créent un appareil militaire de type féodal : leurs vassaux reçoivent des terres et des villages en fief et doivent le service armé à leur suzerain. Ces pratiques sont codifiées par les Assises de Romanie, au début du quatorzième siècle. 

L'importation de la féodalité occidentale s'arrête là : entre les petits seigneurs locaux et leurs paysans, c'est l'ancien système byzantin qui s'applique, le nomos georgikos, ou loi agraire qui détermine des modes d'exploitation, métayage à 30 ou 50 pour cent des fruits ou faire valoir direct avec corvées ou salariat. A côté des détenteurs de fiefs et souvent confondus avec eux  on note la présence de citoyens latins,  les cittadini, qui tendent à former un corps politique comparable à celui des villes italiennes. C'est le cas à Tinos, dans la petite ville forteresse d'Exombourgo.

Citoyens et titulaires de fiefs dominent l'università, assemblée des habitants, qui élit des procuratori habilités à discuter avec le seigneur de l'île. Les deux groupes privilégiés sont à la fois les obligés du seigneur et les membres d'un conseil communal qui nomme aux emplois publics communaux, tandis que le seigneur dispose de ses propres fonctionnaires, civils et militaires, aux compétences régaliennes. Les paysans ou contadini sont représentés à l'università par leurs assemblées villageoises, de tradition byzantine, les kinotites. C'est dans ce cadre que sont répartis corvées et impôts publics, souvent perçus en nature, du moins en ce qui concerne la soie à Tinos.

La conquête latine introduit dans les Cyclades la religion catholique qui est privilégiée par rapport à l'orthodoxie autochtone : c'est l'évêque latin qui nomme le protopapas grec.

En 1390 le dernier desGhisi meurt sans descendance. La République de Venise lui succède dans ses prérogatives et nomme le premier rector de l'île. La Sérénissime devient le seigneur de Tinos jusqu'en 1715. 


Les Cyclades ottomanes

A compter du quatorzième siècle les Turcs ottomans progressent dans les Balkans et en Grèce. Ils prennent Constantinople en 1453, détruisant ainsi un empire byzantin qui n'était plus que l'ombre de lui-même. De grands sultans, conquérants et administrateurs se succèdent. C'est sous le règne de Soliman le Magnifique, après la prise de Rhodes en 1522, que la flotte turque commandée par Hayreddin Barberousse s'empare en 1537 - 1538 des îles mettant fin nominalement à la Francocratie.


Hayreddin Barbarossa

Tinos après quelques tergiversations resta vénitienne mais perdit ses droits sur Mykonos. En 1540 le duché de Naxos était devenu une principauté tributaire ottomane. Quelques îles - Amorgos, Anaphi, Sériphos - furent administrées directement par les Ottomans.

On notera que les Turcs n'abolissent pas l'édifice féodal mais se contentent d'un tribut et de la soumission des seigneurs qu'ils finiront même par nommer avec le duc Joseph Naci ! Cette situation va durer jusqu'en 1580 : les îles passent alors sous l'administration ottomane, sont soumises aux impôts turcs, dont le produit sert à financer la flotte de guerre et connaissent les fonctionnaires turcs, beys et cadis. Ces derniers favorisent l'église grecque, soumise au patriarche de Constantinople, lui-même haut fonctionnaire ottoman et chef du millet (nation religieuse) orthodoxe. A Naxos le cadre féodal s'effondre tandis que les kinotites se renforcent partout.

Tinos vénitienne repousse en 1570 une attaque de la flotte allant assiéger Chypre. Mais le fait capital de l'époque est la victoire navale chrétienne de Lépante en 1571 : les Ottomans y perdent leur suprématie navale et l'Egée va devenir pour longtemps le théâtre d'opération des corsaires, des pirates et des marines occidentales. La situation est de nature à freiner la consolidation du pouvoir ottoman dans les îles.


Corsaires, pirates, pillages

Je cite, p. 116 et sq. : Pendant tout ce siècle (le dix-septième, NDLA) sévit en Egée une guerre ou guérilla entre navires chrétiens et vaisseaux ottomans. Les Turcs se virent bientôt réduits à adopter une attitude défensive et leur présence dans les Cyclades devint plus irrégulière. Les expéditions de ces corsaires se faisaient sous le couvert des pavillons de puissances chrétiennes qui se sentaient obligées de se livrer à une guerre sainte perpétuelle contre l'Islam : Malte, la Toscane et Naples. Les îles égéennes, où la puissance ottomane se limita à quelques rares points fortifiés (Chio, Mytilène, Kos et Rhodes) et où la population indigène montrait quelquefois un esprit coopératif à l'égard des aventuriers occidentaux, étaient un champ d'opérations magnifique pour les corsaires... La confusion en Egée était encore augmentée par la présence de vaisseaux anglais et néerlandais qui, quoique battant pavillons de pouvoirs "amis" ne s'abstenaient nullement de porter des dommages aux Turcs. Les Anglais et les Néerlandais se servirent de haut-bords du type atlantique, si lourdement armés qu'ils pouvaient impunément se livrer à toutes sortes de rapines...  En route, ces "marchands" dévalisaient chaque navire rencontré.


On compte deux temps forts durant lesquels la guerre de course et la guerre navale tout court se déchaînent :1645 - 1669, années qui correspondent à la guerre de Crète entre Turcs et Vénitiens, où Venise perd la grande île mais fortifie ses positions en Dalmatie, faisant de l'Adriatique son golfe, et 1683 - 1699 période de la guerre de la Sainte Ligue où les Vénitiens reprennent le Péloponnèse et l'Attique aux Ottomans. Dans tous les cas la marine vénitienne se montre supérieure, allant jusqu'à affamer Istanbul en fermant les Dardanelles.

Durant ces deux périodes l'archipel devient ou redevient le domaine de Venise, qui s'appuie sur les kinotites, ce qui va entraîner de cruelles représailles ottomanes opérées notamment par les Barbaresques d'Alger..

 dans le même ordre d'idées, les corsaires anglais traquent les navires marchands français durant la guerre de Hollande, entre 1672 et 1678, utilisant l'Egée comme théâtre d'un conflit européen...

Et certaines Cyclades - Milos, Kimolos, Mykonos - vivent à l'heure de l'île caraïbe de la Tortue ! Je cite, p. 169 :  Le chef-lieu de Milos devint, grâce au commerce de butin, le principal port des Cyclades. A Milos, les pirates échangeaient leur butin contre des vivres ou de l'équipement; ils y avaient leurs maisons et leurs amies ou femmes. La colonie de pirates de Milos avait une filiale sur l'île voisine de Kimolos où séjournaient les éléments de la classe inférieure, le menu fretin, alors que Milos servait de résidence aux grands capitaines italiens et français.  Le registre ecclésiastique latin de Kimolos existe encore, quoique le mot 'registre' soit peu adapté à la collection de morceaux de papier barbouillés par Giorgio Rossi, un natif de Syros, curé de la colonie pirate, moralement et intellectuellement fort bien adapté à ses ouailles...  A Mykonos également s'établit une grande colonie de pirates. Les immigrés qui provenaient surtout de la Vénéto-Dalmatie et de Raguse pouvaient facilement se réfugier dans l'île voisine de Tinos en cas de menace d'attaque turque.


Missionnaires, ambassadeurs, consuls

Réception de l'ambassadeur de France au sérail de Constantinople

Au début du dix-septième siècle les puissances chrétiennes prennent conscience de la faiblesse de l'Empire et commencent à considérer le sultan comme l'homme malade de l'Europe. Même la France alliée depuis les Capitulations - traité d'alliance entre Soliman et François Premier contre les Habsbourg de Vienne et de Madrid - évoque son dépècement comme l'atteste ce texte d'Henri IV : 

Me persuadant que l'empire de ce seigneur tombera bientôt en confusion ... auquel cas il sera peut-être nécessaire que j'embrasse l'occasion de m'en prévaloir comme feront les autres.

On songe même à des projets de croisade, plus ou moins fantasmés, mais c'est par l'institution de consuls, chargés de protéger le commerce de leurs nations respectives en relation étroite avec leurs influents ambassadeurs à Istanbul et par l'envoi de missionnaires protégés, Jésuites et Capucins français, Franciscains et Capucins italiens que se répand d'une manière pacifique l'influence occidentale. L'ambassadeur de France Salignac et celui de Venise prennent non sans conflits les églises latines des Cyclades sous leurs égides. On assiste à la mise en place d'un protectorat religieux. En 1626 les Jésuites s'installent à Andros, puis à Naxos et à Santorin. Les Capucins les suivent, encouragés par la Congrégation de la propagation de la foi, instituée par le pape en 1622. 

En 1673 l'ambassadeur de France de Nointel obtient la réduction au profit de la France des droits de douane ottomans puis en 1678 une Capitulation controversée donnant à son roi la protection des Latins de l'Empire.

Désormais, les Turcs ne sont plus la seule influence qui compte. L'intégration des Cyclades comme province dans l'empire ottoman est bloquée.


La reddition de Tinos, une normalisation ?

La guerre de la Sainte-Ligue, qui inaugure le retrait ottoman d'Europe centrale est un triomphe pour Venise qui reconquiert la Morée, s'empare l'île de Sainte-Maure et de l'Attique; en 1699 au traité de Karlowitz la République obtient ces territoires, moins Athènes, et des places fortes en Dalmatie. 

Mais l'humiliation de la défaite nourrit à Istanbul un puissant désir de revanche tandis que l'intérêt de Venise se détourne de ses territoires grecs, pauvres et difficiles à administrer alors que la guerre de Succession d'Espagne mobilise son attention sur ses frontières italiennes.

Exombourgo, par Francesco Basilicata


Fin 1714, les Turcs déclarent la guerre à Venise, mais ce n'est qu'au cours de l'été de 1715 que les opérations commencent véritablement . La flotte ottomane, sous les ordres du kapudan pacha Canim Hoca quitte alors les Dardanelles. Son objectif est Tinos. La dernière île vénitienne des Cyclades tombe entre les mains des Turcs le 7 juin sans opposer beaucoup de résistance. Les deux forteresses de Crète de Suda et de Spinalonga se rendent également; le Péloponnèse est conquis au cours d'une expédition de quelques mois. Les Vénitiens sont entièrement chassés de l'Egée.

Voici le récit que l'auteur donne de la prise d'Exombourgo, p. 253 : 

Le 5 juin 1715, une grande flotte ottomane apparut devant le port de San Nicola et débarqua rapidement 12.000 hommes. La milice tiniote, assemblée à la hâte, fut gênée dans ses mouvements par des fugitifs venant de San Nicola et de la région densément peuplée entre le port et la capitale. Cette milice arriva trop tard au débarcadère pour y repousser les Turcs : ceux-ci  avaient déjà débarqué en tel nombre qu'ils réussirent à mettre les Tiniotes à la retraite... Peu après, les Turcs apparurent devant la capitale, située à une distance de 3 kilomètres de San Nicola dans l'intérieur de l'île. Ils avaient apporté avec eux de lourds canons de siège, destinés à la guerre dans le Péloponnèse et qui causèrent d'énormes ravages dans la ville pleine de réfugiés. De plus, le commandement vénitien était divisé sur la stratégie à suivre. Les militaires, une centaine de soldats en garnison dans la ville ayant à leur tête l'esclavon Petrovic, voulaient tenir tête aux Turcs, avançant pour cela un argument très réel, à savoir que les Turcs ne pouvaient pas prendre le risque d'exposer très longtemps leurs galères sur les plages ouvertes de Tinos (en juin, le risque de tempête y est grand). Le gouverneur Bernardo Balbi, pour sa part, voulait capituler, n'ayant aucun espoir dans l'arrivée de renforts quelconques, en quoi il avait raison puisque la flotte vénitienne destinée à lui porter secours ne se hasarda en Egée qu'en novembre. Pour se disculper, le provéditeur déclara plus tard qu'une assez grande portion de la population penchait également pour la capitulation et qu'il avait agi sous la pression de ces éléments... Les négociations aboutirent à la reddition de la forteresse avec comme condition la libre retraite des défenseurs et de tous les habitants désireux de s'établir en pays chrétien.

L'accord prévoyait que Tinos serait administrée comme les autres Cyclades turques et que les droits de l'église latine seraient préservés. En fait Tinos va se "normaliser" : la fin de la domination vénitienne, la disparition du rôle stratégique de la forteresse rendent inutiles les fonctions militaires des feudataires et celle de la commune les fonctions politiques des citoyens. Seules restent solides les communautés villageoises, kinotites, représentées par leurs vieillards, gerontes, comme dans les autres Cyclades et bien sûr les Eglises grecque et latine.
La fin des guerres entraîne la diminution de la piraterie mais l'administration ottomane, très affaiblie, vraiment décadente, se révèle incapable de résider durablement dans les Cyclades et se contente d'y prélever les impôts collectés par les kinotites elles-mêmes. Voila une situation de quasi autonomie qui n'évoluera pas jusqu'à la révolution de 1821. Elle prépare lentement, avec le soutien des étrangers, Russes, Français, Britanniques l'émergence du néo-hellénisme.

Voici le lien qui permet d'accéder au texte intégral : Archipelagus Turbatus



jeudi 21 janvier 2021

Notes sur Tine dans les années 1830 - 1840 par le P. Gilles Henry, Jésuite

 En 1869, le P. Carayon, jésuite lui aussi publie sous le titre Missions des Jésuites en Russie et dans l'Archipel grec les lettres du P. Gilles Henry  (1772 - 1856), missionnaire dans le Caucase puis à Chios, enfin à Tinos et Syros durant les premières années de la Grèce moderne. Ces lettres sont passionnantes au plan de l'histoire de la Compagnie de Jésus, supprimée par le pape Clément XIV en 1773, mais réfugiée en Prusse et en Russie jusqu'à son rétablissement par Pie VII en 1814 et je me promets de travailler à leur mise en perspective.

Présentement je vais reproduire et commenter certains passages ayant trait à la géographie, aux moeurs, aux usages populaires de l'île durant le premier XIXe siècle.



Une petite introduction tout de même :  c'est en 1661 que la Compagnie de Jésus prend pied dans l'île, à Exombourgo, avec le P. Albertis, natif de Tinos. Il vient de Chios, où une mission est établie dès les années 1590. Cette installation doit être comprise dans le double contexte de la vocation missionnaire des Jésuites et de la création par le Saint-Siège de la congrégation de la propagation de la foi en 1622 destinée à répandre la religion catholique dans les nouveaux mondes, en Asie et dans l'Empire Ottoman.

A Tinos, qui renferme une forte population catholique issue de la conquête latine, les missionnaires vont notamment se charger de la formation des prêtres locaux, de controverse avec le clergé orthodoxe et de moralisation de la population.


Géographie religieuse

La catholicité de Tine occupe les terrains les moins stériles de l'île. Les Grecs pour la plupart habitent les montagnes, les terrains absolument incultes. Les villages catholiques sont placés dans deux sites tout opposés : les uns plus élevés; les autres plus bas jusqu'au rivage de la mer. Les premiers s'appellent Apanomeri ; les derniers sont occupés par la plus nombreuse et la meilleure partie de nos catholiques et sans mélange de Grecs, ils s'appellent Katomeri. Ils étaient comme la portion, l'héritage du P. Gagliardi. La charité cependant qui force le missionnaire à dire : Omnibus debitor sum, l'attirait souvent à Apanomeri. Il cultivait surtout plusieurs familles au gros village de Lampi , l'objet de sa sollicitude, parce qu'étant partagé par moitié entre familles grecques et familles catholiques, il fallait empêcher les loups de dévorer les brebis.

De nos jours encore les Catholiques sont les plus nombreux dans les villages qui entourent la forteresse d'Exombourgo, autrefois capitale vénitienne et lieu de pouvoir et dans les gros villages qui entourent la petite plaine fertile qui se termine au golfe de Kolimvitra. Citons Xinara, Loutra, Skalados, Volax, Koumaros pour la première localisation et Komi, Kalloni, Kato Klisma et Aetofolia pour la seconde. Les deux zones portent toujours respectivement les noms de Pano Meria et de Kato Meria qui signifient partie haute et partie basse. La zone montagneuse d'Exomeria, littéralement partie en dehors, est toujours orthodoxe.

Je ne sais pas situer le village de Lampi : Il existe deux gros villages du Pano Meria dont la population partage les deux rites : Ktikados et Sténi.


Exombourgo

J'ajouterai seulement ce fait aux précédents. Notre maison, où se trouve le tombeau de nos anciens, est située près du sommet d'une très-haute montagne d'où l'on découvre toutes les îles et une partie de la Morée; sur cette montagne était une forteresse imprenable occupée par les Vénitiens qui, de là, avec leurs canons, repoussaient les vaisseaux turcs qui s'approchaient des côtes pour débarquer des soldats, emmener les Tiniotes captifs et en faire des renégats. Ces Vénitiens furent d'abord des troupes bien religieuses, le Seigneur par des prodiges secondait leurs efforts. Une nuée de Turcs s'était en secret répandue dans l'île ; des milliers de chrétiens allaient être leur proie : Dieu pour les sauver fit sur-le-champ sortir de terre tout autour de ses fidèles, travaillant à la campagne, des forêts de roseaux qui les dérobèrent à la vue et à la recherche des musulmans. On a construit dans cet endroit, en action de grâces du miracle, une chapelle en l'honneur de la sainte Vierge, que j'ai vue, et qui s'appelle Notre-Dame des Roseaux. Une autre chapelle s'appelle Notre-Dame des Ténèbres, bâtie en mémoire des ténèbres miraculeuses que Dieu envoya soudain pour dérober les fidèles à la vue des Turcs qui les venaient saisir. 

Entre Komi et Kolimvitra, perdue dans la roselière, se trouve une chapelle ancienne nommée Panagia Kalamiotissa, Je pense qu'il s'agit de Notre-Dame des Roseaux , kalamia signifiant roseaux, cannes de Provence, en grec moderne.

Le Seigneur avait accordé au lieu de notre habitation et à la citadelle deux autres privilèges merveilleux , pour lesquels il montre encore que ce lieu est sous sa protection, qu'il en condamne et punit les profanations. La peste, très-fréquente à Tine, ne peut pénétrer, ne pénétra jamais au lieu où est située notre résidence, appelée Kso-Borgho. Les sauterelles , qui fréquemment ravagent toute l'île, ne peuvent s'approcher de Kso-Borgo. Les Vénitiens furent victorieux , conservèrent leurs grands domaines, tant que la pudeur, la piété, le zèle de la religion régnèrent parmi les officiers et les troupes qui commandaient à Kso-Borgho, chef-lieu et rempart des Cyclades. Sur le commencement du siècle passé, ils se livrèrent à un libertinage impudent , prostituèrent femmes et filles de Kso-Borgho et des villages à l'entour. Le ciel les avertit qu'il allait se venger et prédit , par la bouche d'un de nos Pères, que le temps viendrait où Kso-Borgho ne serait plus qu'un monceau de pierres. En 1715, la citadelle, qui tenait encore et que les Turcs ne pouvaient prendre par force, leur fut livrée par la trahison des commandants, déjà rebelles au Seigneur par leurs impuretés et rebelles à la République par leur félonie.

Naturellement Exombourgo ne connaissait pas la malaria qui infestait le Kato Meria et les sauterelles y étaient chassées par le vent ! Mais le lieu connaissait d'autres inconvénients. Une lettre du P. Franco datée de 1837, publiée par l'historien Crétineau-Joly en témoigne : La résidence de Tine n'est qu'une vieille masure inhabitable d'abord parce qu'elle menace ruine, ensuite parce qu'elle est située sur une hauteur exposée à tous les vents et à des brouillards malsains qui ne se dissipent presque jamais. Ce qui est encore plus facheux, c'estqu'elle est éloignée de toute habitation. 

La reddition sans combat d'Exombourgo est un fait historique qui manifeste la chute de la puissance vénitienne en Grèce à la suite de la septième guerre entre Venise et l'Empire Ottoman. Venise  protégeait alors ses possessions italiennes. Découragé par l'entrée victorieuse des janissaires en Morée et par la menace d'un siège des forteresses de Coron et de Modon, le provéditeur Balbi livra en juin 1715 Exombourgo aux forces turques contre la vie sauve des défenseurs. La ville, le Borgo qui comptait 600 maisons, dépérit au profit du port, San Niccolo, l'actuelle Chora durant le 18e siècle. Actuellement le site est effectivement en ruine. Volonté divine ??  Pieux rapprochement entre la catastrophe présente et la décadence de Venise, qui devient précisément dans ces années la ville européenne des plaisirs faciles ?


Climat et terroir

Qui se serait douté que l'île de Tine, si stérile, si impraticable à cause des montagnes et des rochers, si désolée par ses vents impétueux qui emportent tout, brûlent et dessèchent tout ; si éprouvée par des brouillards épais qui , succédant au vent du nord, corrompent tout, paralysent le corps et assoupissent l'âme ; si funeste à cause des tempêtes qui rendent ses plages si redoutables aux marins, et son nom lamentable par la multitude de tant de naufrages sur ses côtes ? Qui aurait cru que le Seigneur viendrait dans cette île habiter avec tant de complaisance, et bénirait si largement les travaux des Pères Aghaezi , Mortellaro, Lalomia, Gagliardi, etc. ?

Tine est une île pour ainsi dire stérile : partout ce ne sont que des montagnes et des rochers ; il n'y a qu'une très-mince couche de terre à la superficie; elle ne produit que des épines. Le sol est ingrat, et ce n'est qu'à force de coups de pioche et de soins qu'il lui laisse produire un peu d'orge ...

Le P. Henry exagère sans doute la pauvreté de Tinos, qui nourrit bon an mal an 20 000 habitants, mais il est vrai envoie au loin certains de ses enfants, vraisemblablement en hiver, morte saison agricole. Il ne cite pas la richesse industrielle de l'île, l'élevage des vers à soie et la bonneterie de soie, mises en exergue par Tournefort ou Choiseul-Gouffier.


Gastronomie

Ils ne se doutaient guère, les pauvres Pères de Tine, lorsque, vêtus de gros draps de paysan, mangeant du pain d'orge, se nourrissant de chicorée et d'escargots, qui sont les mets délicats de l'île pendant une partie de l'année, ils ne se doutaient point qu'ils étaient les instruments que Dieu avait choisis.

Cette citation présente l'intérêt de révéler les menus paysans durant l'hiver.


Un peuple enfant mais vaillant

Une vaste carrière s'ouvrait alors au zèle du P. Aghaezi. Le peuple de Tine, simple, ingénu, sans prévoyance, sans ressources, sans connaissances économiques, incapable de mettre de l'ordre dans ses affaires, de faire valoir ses droits, de conserver et garantir ses biens, était un peuple enfant, qui avait besoin de tuteur.

Comme dans les beaux et fertiles pays du midi et de l'orient, où la nature est libérale, le peuple est paresseux; en revanche, à Tine, où la nature est avare, le peuple est extrêmement laborieux, industrieux , patient et si fidèle qu'à Constantinople le capitaine d'un vaisseau, arrivé au port, confie son bâtiment, pour le décharger sans crainte, aux Tiniotes, et pas à d'autres.

Le patronage des âmes entraîne celui des esprits et des biens. Considérons les missionnaires jésuites comme de véritables intellectuels, sachant résoudre bien des problèmes dans l'ordre moral, économique, juridique. La différence de capital culturel entre eux et l'écrasante majorité de leurs ouailles était abyssale ! La probité et l'activité des débardeurs tiniotes du port de Constantinople renvoie à l'émigration de travailleuses (on le verra) et de travailleurs vers les riches ville de l'Empire Ottoman, Constantinople et surtout Smyrne, plus proche.


Servantes de Tinos

Mais qui ne déplorerait avec des larmes de sang la séduction , les violences dont on se servit pour corrompre et lancer dans le libertinage le plus effronté tant de jeunes filles , tant de femmes de Tine , que la pauvreté oblige de servir à Constantinople, à Smyrne, etc.? Autrefois, ces pauvres filles servaient dix ans , vingt ans , économisant leurs gages, et revenaient dans leurs pays, avec une aisance dont elles usaient religieusement. Mais , à présent , elles quittent ces villes corrompues et reviennent dans leurs pays natal avec des bâtards , de malheureux enfants qu'elles ont souvent tenté de suffoquer ; enfin, épuisées par des maladies honteuses , elles sont inaptes au travail, et des pierres de scandale pour leurs compatriotes. Qui connaît Tine , qui connaît Syra ? avec quelle sollicitude, piété, innocence, édification , les jeunes filles, dès leurs plus tendres années , y sont élevées , gardées dans toutes les vertus par les religieuses Ursulines.

Le P. Henry déplore ici une conséquence de la suppression des Jésuites entre 1773 et 1814 : les Catholiques du Levant adhèrent à l'idéologie des Lumières et ceux qui y résistent ne peuvent plus s'appuyer sur les missionnaires de la Compagnie de Jésus. Le clergé local n'est pas à la hauteur de sa tâche et les moeurs se relâchent ... On connait déjà par Choiseul-Gouffier, ces servantes de Tinos qu'il faut rapprocher des débardeurs de la Corne d'Or : Ces femmes comme ces hommes sont des émigrés qui vont chercher au dehors leur pain et une vie meilleure. L'historien contemporain aimerait pouvoir chiffrer le phénomène.


Traquer le péché

Aucun pécheur, quelque profond que fût le secret dont il enveloppât son péché, quelque retiré et caché que fût le lieu où il offensât le Seigneur, ne pouvait se promettre de ne pas recevoir bientôt la visite du P. Gagliardi. Au moment où il s'y attendait le moins, au milieu des broussailles, des ronces, sur la cime des rochers escarpés, le Père lui tombait sur le corps à l'improviste : sans autre cérémonie, sans tourner à l'entour, le Père lui racontait l'heure, la manière, l'objet, le nombre, l'intention, toutes les circonstances de son péché, le faisait mettre à genoux immédiatement et sur la place même, ne le quittait point sans l'avoir remis dans la grâce de Dieu, et fait prendre la résolution et les moyens de ne plus retomber dans le péché.

On peut supposer que le P. Gagliardi savait recouper et collationner les récits de confession bien que le P. Henry indique que le Seigneur lui manifestait le secret des cœurs ! Mais au delà il faut considérer que la vie était alors fragile et que mourir impénitent était une chose très grave pour le salut de l'âme, ce qui explique l'acharnement apparent du confesseur.


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