En 1869, le P. Carayon, jésuite lui aussi publie sous le titre Missions des Jésuites en Russie et dans l'Archipel grec les lettres du P. Gilles Henry (1772 - 1856), missionnaire dans le Caucase puis à Chios, enfin à Tinos et Syros durant les premières années de la Grèce moderne. Ces lettres sont passionnantes au plan de l'histoire de la Compagnie de Jésus, supprimée par le pape Clément XIV en 1773, mais réfugiée en Prusse et en Russie jusqu'à son rétablissement par Pie VII en 1814 et je me promets de travailler à leur mise en perspective.
Présentement je vais reproduire et commenter certains passages ayant trait à la géographie, aux moeurs, aux usages populaires de l'île durant le premier XIXe siècle.
Une petite introduction tout de même : c'est en 1661 que la Compagnie de Jésus prend pied dans l'île, à Exombourgo, avec le P. Albertis, natif de Tinos. Il vient de Chios, où une mission est établie dès les années 1590. Cette installation doit être comprise dans le double contexte de la vocation missionnaire des Jésuites et de la création par le Saint-Siège de la congrégation de la propagation de la foi en 1622 destinée à répandre la religion catholique dans les nouveaux mondes, en Asie et dans l'Empire Ottoman.
A Tinos, qui renferme une forte population catholique issue de la conquête latine, les missionnaires vont notamment se charger de la formation des prêtres locaux, de controverse avec le clergé orthodoxe et de moralisation de la population.
Géographie religieuse
La catholicité de Tine occupe les terrains les moins stériles de l'île. Les Grecs pour la plupart habitent les montagnes, les terrains absolument incultes. Les villages catholiques sont placés dans deux sites tout opposés : les uns plus élevés; les autres plus bas jusqu'au rivage de la mer. Les premiers s'appellent Apanomeri ; les derniers sont occupés par la plus nombreuse et la meilleure partie de nos catholiques et sans mélange de Grecs, ils s'appellent Katomeri. Ils étaient comme la portion, l'héritage du P. Gagliardi. La charité cependant qui force le missionnaire à dire : Omnibus debitor sum, l'attirait souvent à Apanomeri. Il cultivait surtout plusieurs familles au gros village de Lampi , l'objet de sa sollicitude, parce qu'étant partagé par moitié entre familles grecques et familles catholiques, il fallait empêcher les loups de dévorer les brebis.
De nos jours encore les Catholiques sont les plus nombreux dans les villages qui entourent la forteresse d'Exombourgo, autrefois capitale vénitienne et lieu de pouvoir et dans les gros villages qui entourent la petite plaine fertile qui se termine au golfe de Kolimvitra. Citons Xinara, Loutra, Skalados, Volax, Koumaros pour la première localisation et Komi, Kalloni, Kato Klisma et Aetofolia pour la seconde. Les deux zones portent toujours respectivement les noms de Pano Meria et de Kato Meria qui signifient partie haute et partie basse. La zone montagneuse d'Exomeria, littéralement partie en dehors, est toujours orthodoxe.
Je ne sais pas situer le village de Lampi : Il existe deux gros villages du Pano Meria dont la population partage les deux rites : Ktikados et Sténi.
Exombourgo
J'ajouterai seulement ce fait aux précédents. Notre maison, où se trouve le tombeau de nos anciens, est située près du sommet d'une très-haute montagne d'où l'on découvre toutes les îles et une partie de la Morée; sur cette montagne était une forteresse imprenable occupée par les Vénitiens qui, de là, avec leurs canons, repoussaient les vaisseaux turcs qui s'approchaient des côtes pour débarquer des soldats, emmener les Tiniotes captifs et en faire des renégats. Ces Vénitiens furent d'abord des troupes bien religieuses, le Seigneur par des prodiges secondait leurs efforts. Une nuée de Turcs s'était en secret répandue dans l'île ; des milliers de chrétiens allaient être leur proie : Dieu pour les sauver fit sur-le-champ sortir de terre tout autour de ses fidèles, travaillant à la campagne, des forêts de roseaux qui les dérobèrent à la vue et à la recherche des musulmans. On a construit dans cet endroit, en action de grâces du miracle, une chapelle en l'honneur de la sainte Vierge, que j'ai vue, et qui s'appelle Notre-Dame des Roseaux. Une autre chapelle s'appelle Notre-Dame des Ténèbres, bâtie en mémoire des ténèbres miraculeuses que Dieu envoya soudain pour dérober les fidèles à la vue des Turcs qui les venaient saisir.
Entre Komi et Kolimvitra, perdue dans la roselière, se trouve une chapelle ancienne nommée Panagia Kalamiotissa, Je pense qu'il s'agit de Notre-Dame des Roseaux , kalamia signifiant roseaux, cannes de Provence, en grec moderne.
Le Seigneur avait accordé au lieu de notre habitation et à la citadelle deux autres privilèges merveilleux , pour lesquels il montre encore que ce lieu est sous sa protection, qu'il en condamne et punit les profanations. La peste, très-fréquente à Tine, ne peut pénétrer, ne pénétra jamais au lieu où est située notre résidence, appelée Kso-Borgho. Les sauterelles , qui fréquemment ravagent toute l'île, ne peuvent s'approcher de Kso-Borgo. Les Vénitiens furent victorieux , conservèrent leurs grands domaines, tant que la pudeur, la piété, le zèle de la religion régnèrent parmi les officiers et les troupes qui commandaient à Kso-Borgho, chef-lieu et rempart des Cyclades. Sur le commencement du siècle passé, ils se livrèrent à un libertinage impudent , prostituèrent femmes et filles de Kso-Borgho et des villages à l'entour. Le ciel les avertit qu'il allait se venger et prédit , par la bouche d'un de nos Pères, que le temps viendrait où Kso-Borgho ne serait plus qu'un monceau de pierres. En 1715, la citadelle, qui tenait encore et que les Turcs ne pouvaient prendre par force, leur fut livrée par la trahison des commandants, déjà rebelles au Seigneur par leurs impuretés et rebelles à la République par leur félonie.
Naturellement Exombourgo ne connaissait pas la malaria qui infestait le Kato Meria et les sauterelles y étaient chassées par le vent ! Mais le lieu connaissait d'autres inconvénients. Une lettre du P. Franco datée de 1837, publiée par l'historien Crétineau-Joly en témoigne : La résidence de Tine n'est qu'une vieille masure inhabitable d'abord parce qu'elle menace ruine, ensuite parce qu'elle est située sur une hauteur exposée à tous les vents et à des brouillards malsains qui ne se dissipent presque jamais. Ce qui est encore plus facheux, c'estqu'elle est éloignée de toute habitation.
La reddition sans combat d'Exombourgo est un fait historique qui manifeste la chute de la puissance vénitienne en Grèce à la suite de la septième guerre entre Venise et l'Empire Ottoman. Venise protégeait alors ses possessions italiennes. Découragé par l'entrée victorieuse des janissaires en Morée et par la menace d'un siège des forteresses de Coron et de Modon, le provéditeur Balbi livra en juin 1715 Exombourgo aux forces turques contre la vie sauve des défenseurs. La ville, le Borgo qui comptait 600 maisons, dépérit au profit du port, San Niccolo, l'actuelle Chora durant le 18e siècle. Actuellement le site est effectivement en ruine. Volonté divine ?? Pieux rapprochement entre la catastrophe présente et la décadence de Venise, qui devient précisément dans ces années la ville européenne des plaisirs faciles ?
Climat et terroir
Qui se serait douté que l'île de Tine, si stérile, si impraticable à cause des montagnes et des rochers, si désolée par ses vents impétueux qui emportent tout, brûlent et dessèchent tout ; si éprouvée par des brouillards épais qui , succédant au vent du nord, corrompent tout, paralysent le corps et assoupissent l'âme ; si funeste à cause des tempêtes qui rendent ses plages si redoutables aux marins, et son nom lamentable par la multitude de tant de naufrages sur ses côtes ? Qui aurait cru que le Seigneur viendrait dans cette île habiter avec tant de complaisance, et bénirait si largement les travaux des Pères Aghaezi , Mortellaro, Lalomia, Gagliardi, etc. ?
Tine est une île pour ainsi dire stérile : partout ce ne sont que des montagnes et des rochers ; il n'y a qu'une très-mince couche de terre à la superficie; elle ne produit que des épines. Le sol est ingrat, et ce n'est qu'à force de coups de pioche et de soins qu'il lui laisse produire un peu d'orge ...
Le P. Henry exagère sans doute la pauvreté de Tinos, qui nourrit bon an mal an 20 000 habitants, mais il est vrai envoie au loin certains de ses enfants, vraisemblablement en hiver, morte saison agricole. Il ne cite pas la richesse industrielle de l'île, l'élevage des vers à soie et la bonneterie de soie, mises en exergue par Tournefort ou Choiseul-Gouffier.
Gastronomie
Ils ne se doutaient guère, les pauvres Pères de Tine, lorsque, vêtus de gros draps de paysan, mangeant du pain d'orge, se nourrissant de chicorée et d'escargots, qui sont les mets délicats de l'île pendant une partie de l'année, ils ne se doutaient point qu'ils étaient les instruments que Dieu avait choisis.
Cette citation présente l'intérêt de révéler les menus paysans durant l'hiver.
Un peuple enfant mais vaillant
Une vaste carrière s'ouvrait alors au zèle du P. Aghaezi. Le peuple de Tine, simple, ingénu, sans prévoyance, sans ressources, sans connaissances économiques, incapable de mettre de l'ordre dans ses affaires, de faire valoir ses droits, de conserver et garantir ses biens, était un peuple enfant, qui avait besoin de tuteur.
Comme dans les beaux et fertiles pays du midi et de l'orient, où la nature est libérale, le peuple est paresseux; en revanche, à Tine, où la nature est avare, le peuple est extrêmement laborieux, industrieux , patient et si fidèle qu'à Constantinople le capitaine d'un vaisseau, arrivé au port, confie son bâtiment, pour le décharger sans crainte, aux Tiniotes, et pas à d'autres.
Le patronage des âmes entraîne celui des esprits et des biens. Considérons les missionnaires jésuites comme de véritables intellectuels, sachant résoudre bien des problèmes dans l'ordre moral, économique, juridique. La différence de capital culturel entre eux et l'écrasante majorité de leurs ouailles était abyssale ! La probité et l'activité des débardeurs tiniotes du port de Constantinople renvoie à l'émigration de travailleuses (on le verra) et de travailleurs vers les riches ville de l'Empire Ottoman, Constantinople et surtout Smyrne, plus proche.
Servantes de Tinos
Mais qui ne déplorerait avec des larmes de sang la séduction , les violences dont on se servit pour corrompre et lancer dans le libertinage le plus effronté tant de jeunes filles , tant de femmes de Tine , que la pauvreté oblige de servir à Constantinople, à Smyrne, etc.? Autrefois, ces pauvres filles servaient dix ans , vingt ans , économisant leurs gages, et revenaient dans leurs pays, avec une aisance dont elles usaient religieusement. Mais , à présent , elles quittent ces villes corrompues et reviennent dans leurs pays natal avec des bâtards , de malheureux enfants qu'elles ont souvent tenté de suffoquer ; enfin, épuisées par des maladies honteuses , elles sont inaptes au travail, et des pierres de scandale pour leurs compatriotes. Qui connaît Tine , qui connaît Syra ? avec quelle sollicitude, piété, innocence, édification , les jeunes filles, dès leurs plus tendres années , y sont élevées , gardées dans toutes les vertus par les religieuses Ursulines.
Le P. Henry déplore ici une conséquence de la suppression des Jésuites entre 1773 et 1814 : les Catholiques du Levant adhèrent à l'idéologie des Lumières et ceux qui y résistent ne peuvent plus s'appuyer sur les missionnaires de la Compagnie de Jésus. Le clergé local n'est pas à la hauteur de sa tâche et les moeurs se relâchent ... On connait déjà par Choiseul-Gouffier, ces servantes de Tinos qu'il faut rapprocher des débardeurs de la Corne d'Or : Ces femmes comme ces hommes sont des émigrés qui vont chercher au dehors leur pain et une vie meilleure. L'historien contemporain aimerait pouvoir chiffrer le phénomène.
Traquer le péché
Aucun pécheur, quelque profond que fût le secret dont il enveloppât son péché, quelque retiré et caché que fût le lieu où il offensât le Seigneur, ne pouvait se promettre de ne pas recevoir bientôt la visite du P. Gagliardi. Au moment où il s'y attendait le moins, au milieu des broussailles, des ronces, sur la cime des rochers escarpés, le Père lui tombait sur le corps à l'improviste : sans autre cérémonie, sans tourner à l'entour, le Père lui racontait l'heure, la manière, l'objet, le nombre, l'intention, toutes les circonstances de son péché, le faisait mettre à genoux immédiatement et sur la place même, ne le quittait point sans l'avoir remis dans la grâce de Dieu, et fait prendre la résolution et les moyens de ne plus retomber dans le péché.
On peut supposer que le P. Gagliardi savait recouper et collationner les récits de confession bien que le P. Henry indique que le Seigneur lui manifestait le secret des cœurs ! Mais au delà il faut considérer que la vie était alors fragile et que mourir impénitent était une chose très grave pour le salut de l'âme, ce qui explique l'acharnement apparent du confesseur.